aNaRkiSs

la sportivisation totalitaire de l'espace public

Éditions de l’anarchie


La sportivisation totalitaire
 de l’espace public


par
Jean-Marie BROHM


LA SPORTIVISATION TOTALITAIRE DE L’ESPACE PUBLIC

          “La substance de l’Esprit est la liberté. Par là est indiqué aussi le but qu’il poursuit dans le processus de l’histoire : c’est la liberté du sujet, afin que celui-ci acquière une conscience morale, afin qu’il se donne des fins universelles, qu’il les mette en valeur; c’est la liberté du sujet, afin que celui-ci acquière une valeur infinie et parvienne au point extrême de lui-même. C’est là la substance  du but que poursuit l’Esprit du monde et elle est atteinte par la liberté de chacun.”
G. W. F. Hegel, La Raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire,
Paris, Union Générale d’Éditions, 1965, p. 85.

          Dans le climat actuel de mondialisation de la pensée unique l’idéologie dominante de la fin des idéologies trouve son apothéose  dans la sportivisation totalitaire (1) de l’espace public (2). Celui-ci se métamorphose  d’abord en une immense société du spectacle de la compétition généralisée qui fonctionne comme agence publicitaire intégrée et intégriste de la machinerie sportive, avec ses rituels et ses slogans stéréotypés, ses terrains de manœuvres d’affrontements, sa théâtralité factice, où les acteurs, à la fois vassalisés et mercenarisés, gesticulent selon les scénarios  préfabriqués du calendrier sportif servilement relayé par tous les organes de fabrication des idées reçues (3).
          La saturation idéologique de l’espace public s’exprime dans l’accumulation indéfinie de spectacles sportifs de plus en plus médiatisés, sponsorisés, mondialisés. Dans la modernité capitalistes contemporaine, le cycle de rotation des évènements sportifs s’accélère et s’élargit. Compétitionnite ininterrompue  des championnats et Jeux olympiques, combats de boxe et chocs de machines guerrières, tournois et rencontres, courses transatlantiques, tours du monde, traversées en rallyes en tous genres, marathons, défis, exploits : le manège sportif virevolte jusqu’au vertige...

Le spectaculaire sportif intégral

          Cette mise en scène sportive permanente a d’abord pour premier effet idéologique d’occuper massivement le champ des médias et de coloniser le monde vécu de l’opinion publique. L’actualité politique, économique et culturelle est ainsi de plus en plus occultée par la litanie routinière ou enchantée des pseudo-événements que sont les résultats sportifs. Que représente en effet la victoire d’un Jalabert dans une course cycliste ou la défaite du PSG en comparaison des viols et massacres ethniques en ex-Yougoslavie ? Que vaut “l’exploit” d’un motard dans le rallye néo-colonialiste Paris-Dakar (4) par rapport à l’extrême misère des pays africains traversés ? Que signifie le classement ATP des tennismen en regard des débats philosophiques actuels ?
          Le zéro et l’infini, la nullité du rien ! Qu’à gauche ¾ surtout à gauche d’ailleurs ¾comme à droite on s’extasie sur une médaille olympique au même titre qu’un succès dans la bataille contre le chômage en dit long sur la dégradation de l’esprit républicain et sur la crétinisation (5) rampante des citoyens dans ce pays : crétinisme “d’en bas”, celui du populisme sportif, et crétinisme  “d’en haut”, celui d’une certaine intelligentsia servilement fascinée par les charmes abjects de “l’héroïsme sportif” que l’Élysée ou Matignon n’hésitent pas à consacrer en distribuant grassement légions d’honneur, titres honorifiques, compliments et postes de responsabilité, à l’image des Jean-Claude Killy, Guy Drut et autres Michel Platini. Il est vrai que la démagogie récompense plus facilement les idoles musculaires que les héros de l’esprit...

          A cet effet d’occultation de la réalité politique, du fait même de l’occupation du territoire social par les “occupations sportives”, s’ajoute l’aveuglement  à l’aveuglement sportif : l’effet le plus puissant de l’idéologie sportive est en effet la dénégation de son caractère idéologique, son travestissement en simple divertissement médiatique, distraction apolitique, amusement bon enfant, culture populaire, et autres auto-labellisations qui visent à dissimuler ses fonctions idéologico-politiques massives.

          Le sport n’est pas simplement le sport, comme ne cessent de le proclamer naïvement les idéologues du sérail, mais à la fois un vision idéologique déformée du Monde et une anthropologie politique fascisante de la Cité dont les effets sont d’autant plus pernicieux qu’ils semblent devoir aller de soi. L’aveuglement à l’aveuglement est ainsi l’effet même de ce miroir aux alouettes qu’est le sport : celui-ci dissimule son identité réelle sous le masque des lieux communs pour mieux se faire accepter par le “bon sens populaire”, lequel n’a jamais cessé d’être l’adhésion au pire ¾ du populisme au fascisme ¾ et l’adhérence au médiocre ¾ de la haine de la pensée à la glorification des “variétés”.

          Ce processus d’inversion des valeurs, où le réel marche sur la tête par retournement du vrai en faux et du faux en vrai, est très exactement le propre d’une idéologie : la transposition du principe de réalité en fantasmagorie idéologique sous le primat de la pensée désirante; ici la métamorphose “magique” de la société capitaliste, avec ses conflits sociaux, ses luttes de classes, ses violences destructives et auto-destructives, en un univers exotique, enchanté et enchanteur, en un oasis onirique avec ses mirages, ses hallucinations, ses héroïsations légendaires et ses récits mythologiques.
          La force de l’idéologie sportive comme un impensé social (6), préjugé au sens fort du terme, résulte surtout de sa méconnaissance comme idéologie. Tel est le consensus de la doxa dominante qui unit dans les mêmes croyances irréfléchies ¾ du PDG à l’immigré, de la gauche à la droite ¾ une communauté de dévots, de partisans, de passionnés, d’adhérents, de tifosis, d’aficionados et autres “mordus”, à l’occasion enragés.

          La “fausse conscience” (7) sportive  dont le paradigme est le supportérisme avec ses meutes, ses hordes et ses bandes, ¾ énonce ce qui n’est pas pour n’avoir pas à énoncer ce qui est, refuse de contredire l’action imaginaire des sujets imaginaires dans le sport pour n’avoir pas à dire l’action réelle de sujets réels dans la société. C’est aussi cette structure idéologique constitutive du sport qui explique le fossé schizophrénique entre les discours du sport (sur le sport) et les secrets honteux de sa peu glorieuse réalité. On constate en effet un lien profond entre les processus idéologiques de refoulement, de censure, de dissimulation des sordides réalités sportives que suscite l’idéalisation de “l’Esprit sportif” et de “l’Idée olympique”, d’une part, et l’absence d’analyse critique des processus socio-économico-politiques qui président à son expansion totale et totalitaire, d’autre part.

          Guy Debord a montré de manière  décisive que le renouvellement technologique incessant du capitalisme mondialisé et la fusion entre l’économie de marché et les appareils étatiques avaient fait de la société  spectaculaire intégrée une société du secret généralisé qui dissimule ce qu’il faudrait dissimuler, une société où le faux devient vrai sans réplique possible en achevant de faire disparaître l’opinion publique au profit des sondages d’opinion, de l’audimat, des vidéo-clips, des réality-shows et autres manipulations virtuelles par spots publicitaires.
          Une société enfin où le présent perpétuel, l’évanescent, l’éphémère, l’effervescence “post-moderne” superficielle dissimulent mal le vide que cherchent à remplir tant bien que mal les managers de l’information inessentielle, les directeurs de ressources ludiques et autres ingénieur de l’âme et du corps.

          C’est très exactement dans ce contexte d’un présent perpétuellement faux, d’un secret jamais révélé que s’inscrit le spectacle sportif, dérisoire auto-affirmation, dérisoire auto-affirmation de la grenouille qui redemande sans cesse des rois : “La construction d’un présent où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui donne l’impression de ne plus croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement.” (8)

          L’univers sportif qui sature massivement les médias est l’exemple même de cette rotation accélérée d’événements factices, de glorioles éphémères et de faits divers artificiellement fétichisés en “nouvelles importantes” qui dénaturent profondément la compréhension de la marche du monde. “D’une image du monde dont une bonne moitié est consacrée au sport et au divertissement, on peut dire qu’elle est pour le moins déformée”, observe Hans Magnus Enzensberger (9).

          Double déformation d’ailleurs avec de massifs effets d’occultation : déformation de ce qu’est la réalité négative du sport de compétition, d’une part; déformation par le sport, déformé et déformant, d’autre part. C’est cette sportivisation généralisée du monde qui produit simulacres idéologiques, au point que la compétition sportive devient le prisme déformant obligatoire à travers lequel sont perçues les réalités sociales. Comme l’écrit Jean Baudillard, “le sport, lui, n’est plus le sport, il est dans les affaires, dans le sexe, dans le style général de la performance. Tout est affecté du coefficient sportif d’excellence, d’effort, de record et d’auto dépassement infantile.” (10)

          L’univers sportif est ainsi l’inversion du réel, l’illusion que la réalité sociale effective s’accomplit dans le listing de l’infini des records, des “premières’, des exploits. L’illusion surtout que le progrès des performances chronométrées, l’amélioration incessante des compétences physiques et technologiques à un sens positif pour le progrès social. Les “dieux du stade” ne sont ici que la projection d’une société d’esclaves salariés, d’une société où les stars sportives incarnent les rêves de réussite d’une masse de déshérités, d’exclus, de frustrés et de ratés.

     Ce qui fait la force idéologique irrépressible du sport, c’est son infinie capacité onirique, sa puissance de diversion et de détournement, son pouvoir hypnotique d’aliénation culturelle : la liberté revêt la forme réifiée de l’asservissement, la culture la forme fétichisée de la barbarie, la réalisation de soi la forme mythifiée de la destruction de soi et des autres. L’idéologie sportive conforte ainsi cette pensée unidimensionnelle (11), cette pensée unique positiviste qui bannit toute pensée critique, ce champ de l’immanence marchande qui exclut toute transcendance politique, esthétique, culturelle.

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          L’univers sportif, dans sa prétention totalitaire à être la totalité du monde, récuse ainsi d’emblée toute possibilité d’alternative : il n’existe rien en dehors du sport puisque le sport est devenu la seule possibilité de réalisation de l’homme-marchandise. Du profit de la compétition à la compétition du profit, le culte sportif de la performance tend à réduire toutes les dimensions de l’existence à un vaste marché où toutes les valeur sont évaluées selon la hiérarchie des classements (les podiums), des gains (les points), des positions (les fameux pôle positions). Un tel système symbolique dualiste de consécration des gagnants, des battants (“winners”), des forts, et de stigmatisation des “loosers”, des “éliminés”, des “battus” ne fait que redoubler et renforcer la société duale qui produit en masse exclus, perdants et précaires.

          Le mimétisme du même, l’identification à la copie conforme, l’imitation du modèle, du champion, porte en lui de graves potentialités totalitaires du fait même de sa tendance assimilatrice qui refuse toute idée d’altérité : dans le sport l’Autre n’est jamais Autrui, un prochain, mais toujours un concurrent à dépasser, un adversaire à vaincre, un ennemi à abattre. Contrairement à toutes les déclarations qui se réclament d’une prétendue “éthique sportive”, le sport est par principe une anti-éthique où Autrui n’existe qu’en tant obstacle, moyen dispositif manipulé. C’est cette leçon qu’il n’est pas interdit de tirer de l’œuvre radicalement questionnaire d’Emmanuel Lévinas. (12)

          La deuxième logique de la sportivisation est la reproduction, au sein même du microcosme sportif, de toutes les tendances idéologiques prévalentes au sein de la société capitaliste mondialisée. Le mouvement de spectacularisation sportive de la société se renforce par la marchandisation libérale accélérée de la sphère sportive transformée en laboratoire expérimental de la société compétitive, productiviste, axée sur le rendement et la mobilisation stressante des ressources humaines. Le sport est d’ailleurs en train de mettre pratiquement en oeuvre le slogan stalinien : l’homme, ce capital le plus précieux !

          Tandis que le société marchande fonctionne de plus en plus selon le dynamisme sportif du “dépassement indéfini des limites”, l’univers sportif, lui, se calque de plus en plus sur le modèle de l’entreprise capitaliste avec son idéologie entrepreneuriale, ses techniques de management et son affairisme financier. C’est cette osmose quasi parfaite entre la logique sportive de la compétition et la logique marchande du profit qui permet de comprendre au fond le mariage d’amour et de raison entre les organismes financiers et les multinationales, les bureaucraties sportives et les cartels de sponsors, les agences de publicité, de voyage et de tourisme et les chaînes de télévision, sans compter les différends appareils idéologiques d’Etat, qui ont fusionné en un vaste holding d’intérêts associés aux motivations idéologiques identiques : le sport est à l’image du capital parce que le capital est à l’image du sport.

          On peut parler aujourd’hui d’un combinat médiatico-sportif  d’Etat où collaborent en totale synergie le sport-spectacle marchandise et l’idéologie de la marchandise-spectacle. Dans cet univers idéologique circulaire, il n’y a donc pas lieu de s’étonner de la redondance des discours d’un registre à l’autre : les chefs d’entreprise pensent comme des entraîneurs-directeurs des ressources humaines et les entraîneurs-managers comme des chefs d’entreprise : la réussite à tout prix, mais à quel prix ?


LA SPORTIVISATION DE LA FAUSSE CONSCIENCE

          La sportivisation produit une rhétorique idéologique répétitive (13) selon un double registre : le registre indigène ¾ celui des discours des sportifs sur le sport ¾ et le registre exogène ¾ celui du discours du sens commun sur le sport, mais aussi des sportifs sur la société. Il y a là idéologisation totale du sport, par le sport et pour le sport. Comme le note Jean Baechler, “n’importe quelle proposition peut devenir idéologique, pour peu qu’elle soit utilisée dans le combat politique.” “Allez France, peut n’être qu’un slogan innocent; il peut aussi se transformer en slogan idéologique, s’il est mis au service d’une passion nationale ou nationaliste. Autrement dit, une proposition quelconque peut toujours servir à un usage idéologique, pour peu qu’on lui injecte une dose quelconque d’intention politique.” (14)

          La rotation ininterrompue des discours sportifs est aujourd’hui le signe le plus certain de la fonction de la reproduction, de reproduction et de diffusion de l’idéologie dominante qu’assume le Dysneyland sportif. On peut relever à cet égard trois complexes discursifs totalisateurs sinon totalitaires (15) d’une extrême virulence.. La dénégation ¾ elle-même sans cesse niée par les faits ¾ de la réalité profondément corrompue du sport de compétition entraîne la banalisation de la violence meurtrière des stades, la minimisation des effets ravageurs du dopage et de la préparation biologique intensive, la dissimulation de l’affairisme quasi mafieux qui gangrène divers professionnalismes, l’occultation des violations des droits de l’homme par et dans le sport (16) qui constituent le noyau dur de l’idéologie sportive dominante.

          Le sport de haut niveau est aujourd’hui une forme d’aliénation dans une institution de drill physiologique, un embrigadement dans une idéologie totalitaire de la réussite pour la réussite, un engrenage répressif dans un système de tapis roulants où cavalent les petits hamsters humains soumis aux mêmes expériences sadiques et tests cruels que les rats de laboratoires (17). Le spectacle sportif, qui draine nécessairement une cohorte d’affaires, de dessous de table, de détournements de fonds, de caisses noires, de financements occultes et autres transactions douteuses, n’est donc que la conséquence du capitalisme sportif, avec ses mercenaires, ses structures d’enrichissement, ses réseaux de financements, ses parrains douteux.

          L’exemple de l’OM de Tapie démontre à l’envie ce qu’est devenu le sport spectacle professionnel : une machine à sous, une honorable société, une coffre-fort opaque qui a permis à la corruption de gagner insidieusement tous les secteurs du sport professionnel. Les vertueux réformateurs peuvent toujours se consoler en déplorant “le rôle prépondérant de l’argent dans le sport”. La pompe à fric sportive, elle, continuera, telle la pieuvre, à étendre inexorablement son empire. Dernière opération financière de prestige en date, la construction du “Grand Stade” à Saint Denis est l’image même d’une entreprise ruineuse pour le contribuable et destructrice de l’environnement.

          Alors que l’appareil sportif est de plus en plus gangrené par le clientélisme, l’affairisme, l’autoritarisme, la violence, les clubs, nous disent les rêveurs, seraient comme une “école de vie”, un “cadre d’éducation”, un “lieu de culture” ¾ et autres appellations qui font partie de la langue de bois sportive.

          Et il est navrant de ce point de vue de constater que les admirateurs postmodernes du sport ont tous tendance à considérer ces effets pervers comme de simples “excès”, “dénaturations”, “déviations”, ou “épiphénomènes” d’un “jeu” inoffensif qui serait originellement sain, idéologiquement correct et culturellement enrichissant, mais qui aurait mal tourné.....

          La scotomisation des fonctions politiques réactionnaires du sport provoque la méconnaissance de ses effets de propagande xénophobe et de mobilisation nationaliste, de son chauvinisme de terroir et de son esprit de clocher ethnico-identitaire.. L’utilisation cynique et planifiée de l’embrigadement sportif de la population, et particulièrement de la jeunesse, par tous les régimes fascistes, États militaro-policiers et systèmes totalitaires de ce siècle n’est pas un simple “détail” de l’histoire, mais la conséquence de la nature intrinsèquement fasciste du sport avec sa mentalité de prédateur et son apologie de la force virile, son sexisme, son racisme, sa haine des “faibles” et des “malingres”, son militarisme et son sens de l’ordre, son culte des chefs, des “élites” et des “hiérarchies naturelles”, sa fétichisation du drapeau, des parades, des défilés et des uniformes.

          La force de l’idéologie sportive s’éclaire si l’on comprend son rôle d’encadrement et de mise au pas dans l’Allemagne nazie, sous Mussolini, Franco, Pétain, Videla, dans les pays staliniens, à Cuba, en Chine populaire, en Algérie, en Iran et ailleurs, si l’on s’interroge aussi sur les raisons de la collaboration spontanée des dignitaires sportifs aux opérations sportives de prestige organisées par toutes les dictatures de la planète.

          Toutes les forces politiques présentent le rôle “apaisant” du sport (Coubertin) comme un remède miracle à la “crise de la jeunesse”. Cette exaltation mystificatrice connaît aujourd’hui un essor sans précédent. Dans une société en proie à la “déchirure sociale”, dans des banlieues ravagées par le chômage, le désœuvrement, l’ennui et la violence urbaine, le sport serait, nous dit-on, un excellent moyen de lutte contre l’exclusion, la marginalisation et la délinquance, une force d’intégration citoyenne à la cité. Dans les quartiers sinistrés, le sport serait même la forme moderne de la culture de proximité. Pour calmer les esprits pendant les étés chauds, il suffirait par conséquent de construire des salles de judo, des panneaux de basket (“street ball”), des terrains de foot, sous la surveillance bienveillante des CRS et îlotiers promus moniteurs de sport.

          Cette idéologie caritative, inventée par la gauche et appliquée par la droite (ou l’inverse), vise à encadrer et à amuser les jeunes défavorisés par des stages et des loisirs sportifs, des compétitions et animations en tous genre pour calmer, pacifier, occuper, prévenir. Ce faisant, on maintient les jeunes, notamment immigrés, dans des ghettos en leur offrant de misérables substituts qui prétendent faire offre de “culture”. Comme si un ballon de basket ou une raquette de ping-pong pouvaient ouvrir une réelle perspective de promotions sociale, comme si la défonce sportive était le remède à la drogue ! S’y ajoute l’illusion que “l’association sportive” et le regroupement communautariste dans le sport permettrait l’intégration dans la Cité alors que les rivalités sportives ne font qu’exacerber le tribalisme ethnocentrique, la ségrégation sociale, la paupérisation culturelle, l’identification aux meutes de supporters. Comment ne pas réagir contre cette chloroformisation des consciences par le sport-spectacle, contre l’anesthésie de la pensée critique par l’opium sportif, véritable veau d’or de la modernité libéral ?

          L’idéologie sportive est pernicieuse parce qu’elle véhicule et renforce tous les préjugés réactionnaires en banalisant ce qui est le fond du fascisme ordinaire. La violence physique culmine dans le rugby ou la boxe qui représente l’exemple type de la bestialité des brutes, des costauds et des cogneurs. Le classement anthropométrique des capacités physiques des “races” se retrouvent, lui, tout naturellement dans la hiérarchie des performances sportives. Le sport ¾ idéologie du consensus et de l’apolitisme ¾ prétend ignorer également les clivages politiques et les divisions entre les classes sociales. Foyer d’une religiosité diffuse qu’entretiennent les “exploits héroïques”, il exalte l’évasion et la diversion en offrant à l’idolâtrie de foules “chauffées à blanc” des vedettes dont la seule “exemplarité” est la capacité à échapper aux rigueurs du fisc, la tendance aux violences sexuelles ou la détermination à “essuyer les semelles” sur le visage de l’adversaire. Et, en guise de “solidarité sportive”, on nous offre en prime les hurlements de meutes enragées de supporters, véritables shootés des stades, dont le seul “apport avec la culture” est la propension à la casse, à l’alcoolisme, à la xénophobie...

          Il suffit de suivre attentivement l’actualité sportive ordinaire ¾ celle des faits réels et non celle des rêveries des sociologues solitaires ¾ pour constater que les olympiades et les grandes compétitions sportives sont d’abord et avant tout des “jeux” qui opposent dans une sorte de guerre de l’ombre des laboratoires bio-chimiques concurrents et des nuées, plus ou moins agréées, des médecins, préparateurs biologiques, sorciers-entraîneurs  et dealers qui jettent massivement sur le marché de la performance améliorée tous les produits du dopage : cortisones, hormones de croissance, amphétamines, bêtabloquants, éphédrine, erythropoïétine (EPO), stéroïdes anabolisants, testostérone, nandrolone, et autres engrais à muscles ou gonfleurs de moteurs physiologiques, pour constater surtout que le sport de compétition et les armoires à pharmacie font aujourd’hui un parfait ménage.

          Dans tous les sports, même chez les “amateurs“, les cas de dopages se multiplient comme les champignons après la pluie. En cyclisme, en haltérophilie, en culturisme, en athlétisme, en volley-ball, en judo, en football, en handball, en basket, en tennis, en ski nordique, en patinage, etc., les substances miracles, les boissons stimulantes, les pilules de l’effort, les vitamines turbo, les biberons régénérants, les biscuits de récupération, les cachets de la forme, les piqûres dynamiques, les injections toniques, sans compter la cocaïne et le cannabis, font désormais partie de la panoplie normale de la “mise au point” des forçats de l’exploit.

          Toutes les ressources médicamenteuses, alimentaires, hormonales, etc. sont aujourd’hui utilisées pour “potentialiser” au maximum les capacités du corps et du “mental” : médicaments qui agissent sur le système nerveux central (stimulants, psycholeptiques, neuroleptiques), substances agissant sur le système cardio-vasculaire (cardiotoniques, bêtabloquants), substances agissant sur le système hormonal (hormones surrénales, hormones hypophysaires, hormones sexuelles mâles.) Les effets recherchés sont multiples, mais participent tous de la même intentionnalité fondamentale : transformer l’organisme du sportif en une super-machine fonctionnelle capable de produire en quantité et en qualité des performances exceptionnelles, “hors du commun”.


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          On comprend donc que le dopage soit aujourd’hui le partenaire de jeu obligé du sport, son double inséparable, pour le meilleur comme pour le pire surtout : recherche de la meilleure récupération physique compte tenu des charges inhumaines de l’entraînement et de la compétition, soulagement des douleurs de l’effort, amélioration du débit sanguin, effets anti-stress, régulation des fréquences cardiaques, augmentation des globules rouges et de l’oxygénation musculaire, croissance des os, amélioration du métabolisme), en attendant l’utilisation de techniques génétiques sophistiquées et d’autres procédés plus ou moins scabreux. (18)

          Le milieu sportif, inquiet devant cette gangrène de “l’éthique sportive”, qui “fausse les résultats” et “contredit le fair-play”, assiste, impuissant et étonné, à cette généralisation irrésistible du dopage dans tous les sports, dans tous les pays, à tous les niveaux de la pratique. Les enquêtes les plus sérieuses démontrent que les trafics de produits dopants sont devenus de véritables filières parallèles aux circuits compétitifs officiels, que l’usage du dopage revêt la dimension d’un style de vie (19), et surtout que les bonnes vieilles recettes naguère mises en pratique par les pays du “socialisme réel” (URSS, RDA, etc.) n’avaient guère changé et s’étaient même “démocratisées” dans l’ensemble des grandes puissances sportives, la France n’étant pas, évidemment, exempte du phénomène.

          C’est surtout la natation chinoise qui a relancé à grande échelle les interrogations quant à la banalité du mal et fait revenir en mémoire des faits peu glorieux que les staliniens, amis de la “culture sportive”, préfèrent taire honteusement. On se souvient que naguère en RDA, le dopage de masse était orchestré par les autorités sportives, de concert avec les autorités policières de la Stasi. On distribuait alors de petites pilules bleues aux nageuses métamorphosées en amazones aux épaules de déménageurs et aux voix de basses wagnériennes.

          Le scénario s’est évidemment reproduit en Chine, forme artistique du sport d’Etat totalitaire. Les nageuses ainsi que les athlètes de demi-fond et de fond chinoises, qui dominent outrageusement la scène mondiale, sont en fait des produits de laboratoire (20), au point que certains responsables occidentaux suggèrent une action commune pour “demander la création de brigades internationales (sic) de contrôle antidopage capables de travailler avec la Chine sans obstruction”, Le Monde, 4 et 5 janvier 1998).
          
          Et tandis que les cas avérés de dopage se multiplient à une cadence accélérée dans tous les sports, dans tous les pays, à tous les niveaux de la compétition, les responsables sportifs se disent déterminés à accentuer la prévention, à muscler les dépistages, à multiplier les contrôles, à augmenter les sanctions. Dans la réalité des faits, les fédérations et les clubs refusent de “faire le ménage” sérieusement, parce qu’ils savent que le mal est profond et qu’une véritable action mettrait en cause toute la structure du sport de compétition. Même le CIO, qui prétend pourtant lutter pour un “sport propre”, est impuissant devant la déferlante des nouvelles techniques de dopage. Aussi se contente-t-il de temps en temps d’épingler un virtuose de la seringue ou un roi de la gonflette (21), tout en débitant ses traditionnels couplets idéalistes sur la “pureté nécessaire” du sport. Pendant ce temps-là, on découvre avec naïveté ou horreur l’ancienneté, l’ampleur et la gravité du dopage.

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          En RDA, le dopage, véritable industrie d’Etat avec ses plans quinquennaux, était le secret “made in Germany” de la réussite des athlètes du “socialisme scientifique” (“L’Allemagne liquide le passé chargé de la RDA”,, Libération, 26 octobre 1997). En France, le handball, le judo et surtout le football sont sur la sellette. (22) Aussi, même les e,ntraîneurs, médecins, responsables sportifs commencent-ils à concéder que le dopage, principal fléau du sport de compétition, est devenu une pratique quotidienne, banale, massivement répandue (23). Et ce n’est qu’un début, le combat continue !
 
          Un spécialiste de la médecine sportive, Tony Millar, reconnaissait avec réalisme l’étendue du dopage et son irréversibilité : “Les athlètes emploient aujourd’hui des substances dont les effets sur les performances, ainsi que les effets secondaires, sont mal connus. Cela n’est pas sans danger, parce que les dosages sont laissés aux soins de gens ignorants et sans scrupule. Les développements récents de la médecine ont démontré que certains produits chimiques d’origine végétale ont des effets comparables aux hormones humaines (...) Les développements à venir du génie génétique entraîneront l’apparition de tout un nouveau monde de dopage.

          En manipulant les gènes, il sera possible d’accroître la masse musculaire d’une façon indétectable. Sur le bétail, cette masse peut-être augmentée de 60%. Il n’y a aucune raison de croire que le résultat serait inférieur chez les humains. Face à de nouveaux produits impossibles à détecter, que feront les officiels ? (...) On recherche en permanence les nouvelles méthodes pour améliorer les performances des athlètes, et ceux qui veulent pratiquer le dopage suivront toujours de près les progrès des chimistes en ce domaine. Tant que la société n’aura pas atténué les pressions qui pèsent sur les sportifs, lesquels doivent tout faire pour remporter la victoire, le dopage continuera.” CQFD !

          C’est bien la logique intrinsèque du sport : la compétition généralisée, la recherche du rendement corporel maximal, l’hypertrophie des charges d’entraînement, qui entraîne le dopage. Même l’actuelle ministre de la Jeunesse et des Sports, Madame Marie-George Buffet, est obligée de se rendre à l’évidence : “Il y a un phénomène général de surcompétition, lié soit aux retransmissions médiatiques, soit à des contrats. Des présidents de fédérations le reconnaissent : il y a plus de blessés dans certains sports aujourd’hui. Le corps ne supporte plus le niveau réclamé. Dans ces cas-là, les athlètes sont fragilisés, la tentation existe...

          Lorsque des enjeux financiers prennent le pas sur des motivation s sportives, l’obligation de résultat à n’importe quel prix est une incitation au dopage.” (Le Monde, 6 novembre 1997.) Ce bel effort de lucidité n’empêchera pas Madame Buffet d’applaudir aux succès de la “grandiose” Coupe du monde de football en 1998 : un vrai rassemblement de footballeurs loyaux, de dirigeants honnêtes et d’entraîneurs dévoués. Un rassemblement démocratique, sans violence, sans incitation au dopage, sans enjeux financiers...


Jean-Marie BROHM





(1) Voir L’opium sportif. La critique radicale de l’extrême-gauche à quel corps ? (textes présentés par Jean-Pierre Escriva et Henri Vaugrand), Paris, L’Harmattan, 1996; (sous la direction de Jean-Marie Brom, Fabien Ollier, Patrick Vassort et Henri Vaugrand), Les Cahiers de l’IRSA, n2 (“L’illusion sportive,. Sociologie d’une idéologie totalitaire”), Université Montpellier III, février 1998.
(2) Voir Jürgen Habermas, L’Espace public, Paris Payot, 1978.
(3) Raymond Boudon, L’Idéologie, ou origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986.
(4) Voir Quel corps ?, numéro 37 (“Paris-Dakar : massacre sponsorisé”), janvier 1989.
(5) Sur cette notion, voir Edgar Morin, Mes Démons, Paris, Stock, 1994.
(6) Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984.
(7) Joseph Gabel, La Fausse conscience, Paris, Minuit, 1962.
(8) Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, suivi de Préface à la quatrième édition italienne de la “Société du spectacle”, Paris, Gallimard, 1992, p. 23.
(9) Han Magnus Enzensberger, Culture ou mise en condition ?, Paris, Julliard, 1965, p. 97.
(10) Jean Baudrillard, La Transparence du mal, Paris, Galilée, 1990, p. 16.
(11) Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968.
(12) Emmanuel Lévinas, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982.
(13) Voir Jean-Marie Brohm, Les Meutes sportives. Critique de la domination, Paris, Hartmann, 1993.
(14) Jean Baechler, Qu’est-ce que l’idéologie ?, Paris, Gallimard, 1976, p. 25.
(15) Voir Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972.
(16) Voir Jean-Marie Brohm, “Compétition sportive et droits de l’homme”, la Chronique d’Amnesty International, numéro 23, nouvelle série, octobre 1988.
(17) Voir Quel corps ? (Sciences humaines cliniques et pratiques corporelles, numéros 43/44, février 1993, et numéros 44/45, mars 1993.
(18) Voir Quel corps ? et Jean-Pierre de Mondenard, Drogues et dopages. Sport et santé, Paris, Chiron, 1987; Jean-Pierre de Mondenard, Dopage aux jeux olympiques. La triche récompensée, Paris, Amphora, 1996 (Le docteur de Mondenard est aujourd’hui l’un de nos meilleurs connaisseurs du milieu de la dope et surtout l’un des plus lucides sur son évolution); François Bellocq, Sport et dopage. La grande hypocrisie, Paris, Editions du Félin, 1991(un médecin qui préconise “le rééquilibrage hormonal  sous contrôle médical”, c’est-à-dire le dopage scientifiquement assisté...); voir l’enquête approfondie menée par Libération du 13 janvier 1997 : “La performance dopée. Enquête sur la face cachée du sport; voir enfin L’Equipe Magazine (“Dopage : le ras-le-bol !”), 27 septembre 1997.
(19) Voir Benoît Hopquin, “Les silences du dopage“, Le Monde, 14 novembre 1997.
(20) “La chine veut étouffer les rumeurs sur le dopage massif de ses athlètes”, Le Monde, 11 et 12 janvier 1998.
(21) “L’imposture olympique de la lutte antidopage”, Le Canard Enchaîné, 21 décembre 1994.
(22) “Dopage : le sport français sous le choc”, Libération, 25 et 26 octobre 1997; “Dopage : le foot français sort de sa torpeur”, Libération, 20 octobre 1997.
(23) Voir l’entretien avec Patrick Laure, spécialiste du dopage, “Le sport s’est simplement approprié la pratique quotidienne du dopage”, Le Monde, 28 octobre 1997; Jean-Philippe Bouchard, “C’est la compétition même qui implique le dopage”, Marianne, 19 novembre 1997.
(24) “La chimie et bientôt la génétique seront à la portée de tous”, Courrier International, numéro 379, 5 février 1998.








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05/11/2008
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