L'éducation rationnelle de l'enfance par Emile Lamotte
L'Éducation Rationnelle de l'Enfance[1]
Émilie Lamotte
Il est
une question qui a toujours été considérée comme d'un intérêt primordial depuis
que la société existe : c'est l'éducation de l'enfant.
Tous ceux que préoccupent
l'évolution de la société et l'émancipation de l'individu s'intéressent à juste
titre à cette passionnante question. Nous savons que le problème social ne
pourra être résolu que par l'éducation, seul véritable facteur de
transformation et de régénération. Or, on ne change pas les cerveaux en un
jour, ni même en vingt ans et la besogne éducatrice peut obtenir des résultats
plus fructueux quand elle s'adresse aux jeunes, aux enfants, à ceux qui n'ont
pas encore été déformés par les influences abrutissantes du milieu social.
L'éducation de l'enfance mérite donc tous nos efforts, elle nous permettra de
former des individus plus conscients et plus énergiques.
Pères, mères, éducateurs ; tous
savent ce que c'est qu'un enfant ; un petit être insupportable et merveilleux
qui brise beaucoup d'objets et représente l'avenir...
Une seule catégorie d'individus
semble se faire de l'enfance une autre conception : pour eux, l'enfant est un
être destiné à représenter la tradition. Aussi s'acharnent-ils à la lui
transmettre dans toute sa pureté sévère. Affreux travail où le maître perd
sa santé et l'élève les plus belles de ses facultés ! Mais cette besogne
d'asservissement moral est trop profitable aux dirigeants et aux exploiteurs de
toutes sortes, pour qu'ils n'aient pas toujours rivalisé d'ardeur afin de
posséder de façon exclusive cet incomparable outil de domination : l'école. Et
ceci explique pourquoi tant de luttes se sont livrées et se livrent encore
autour de cette dernière.
Comment éduquer un enfant ?
Comment en faire un homme, et non un esclave ? Il s'agit de trouver des
indications sur ce que doit être l'éducation, dans la nature même de l'enfant,
dans l'étude de ses goûts et de ses moeurs.
L'enfant qui fait ce qu'il veut,
va, vient, court, crie, jette des pierres dans l'eau, etc. Mais regardez-le de
près, examinez l'attention étonnée dont il suit ses "méfaits",
observez ses longues contemplations, sa démolition méthodique et vous vous
rendrez compte de son but : il se renseigne.
Il casse vos carreaux, mais pas
de la même manière quand il jette sa pierre fort ou doucement. Il a constaté
que dans le premier cas, il faisait un trou à l'emporte-pièce et dans l'autre
une étoile et il se demande pourquoi l'étoile et pourquoi le rond. Il jette des
pavés dans l'eau en s'éclaboussant, mais c'est pour voir les ondes et il
acquiert cette notion que l'eau est composée de molécules élastiques capables
de propager le choc. Il court après les poules, mais au lieu de vous écrier
qu'il est méchant (ce qui ne veut rien dire) regardez-le ; il court après les
poules, parce que la poule, poursuivie, allonge le cou, soulève ses ailes, se
hérisse, présente un autre aspect et une autre forme qu'au repos. Et s'il
dégrade les vieux murs, c'est pour surprendre les moeurs cachés des insectes.
Il se renseigne et il essaie ; toute la science, vous dis-je.
Et c'est une véritable
condamnation que vous prononcez contre lui, contre l'avenir, contre le progrès,
le jour où, excédé, vous vous écriez : "Ah ! il est temps, gredin, que tu
ailles à l'école !"
L'école c'est l'autorité, c'est
l'apprentissage de la docilité. Tout ce qui faisait la richesse de cette jeune
nature, va adroitement en être extirpé. Plus d'indépendance joyeuse,
l'obéissance passive et servile. Plus d'initiative, plus de fantaisie, plus de
recherche individuelle, il faut adopter sans examen les règles et les dogmes
imposés. Il faut croire, il faut respecter, il faut se taire et se courber. De
l'enfant impétueux, libre et volontaire, on va faire la matière inerte et
docile propre à tous les esclavages et à toutes les résignations. On va tuer
l'homme, pour faire le citoyen, l'ouvrier, le soldat, l'honnête électeur,
l'esclave satisfait de sa servitude Ñ et c'est l'oeuvre de l'école, aux mains
des puissants et des maîtres.
L'enfant tout petit voit des
choses merveilleuses et comme il ne peut pas savoir où en est la découverte
humaine, puisqu'il arrive, il soupçonne des choses plus merveilleuses encore.
On a souvent dit que l'enfant a beaucoup d'imagination, mais ce n'est pas cela
: l'enfant a l'imagination illimitée. La limite du possible, il
l'ignore. Et c'est lui qui est dans le vrai : l'impossible d'aujourd'hui est le
possible de demain, comme le possible d'aujourd'hui était l'impossible hier et,
en principe, tout sera possible à l'homme.
Donc, l'enfant voit des oiseaux,
des machines qui roulent, des bateaux, des horloges, des étoiles, l'eau qui
suit les pentes, des bêtes qui vivent dans l'eau, des ballons de trois sous qui
narguent la pesanteur et des cerfs-volants qui communiquent leurs impressions
par une ficelle à ceux qui les tiennent. Quand sa mère allume la lampe, devant
l'acte surprenant et magnifique qu'elle accomplit, lui seul s'émerveille, lui
seul sait encore combien est grande et pleine de promesses la découverte
du feu. Nous l'avons oublié et sottement vaniteux, nous sourions de ses
émerveillements qui sont l'impression juste.
Cependant, si nous consentons à
lui laisser son enfance, cet émerveillement, qui est sa vraie éducation,
s'accroît, s'intensifie, gagne en clairvoyance, il découvre des choses non encore
remarquées (et qui peut-être n'avaient jamais été remarquées encore) ; il
souhaite de reproduire ce qu'il voit ; il veut transformer des choses dans le
feu ; diriger l'eau, l'enfermer, la faire jaillir ; il ajoute à sa toupie des
accessoires destinés, dans sa pensée, à en modifier le mouvement ; il se heurte
à l'impossible, alors il pressent...
(manque une page... ou du
moins la page précédente est redoublée, à la place de la suivante... Gallica,
faut arrêter de boire !)
... nistration, du moins de montrer le savoir de tout le
monde.
Il est impossible de soutenir que
le système d'éducation actuel ait un autre effet que de déprimer l'enfant.
L'application plus ou moins prolongée à laquelle il tente d'échapper par tous
les moyens ; l'uniformité des études (et même de l'ordre des études) pour des
capacités intellectuelles et des originalités très différentes ; l'aspect
impressionnant du lieu où se donne l'enseignement, agissant de telle sorte
qu'en franchissant le seuil de l'école l'enfant se sent autre, n'est plus
lui-même ; l'émoussement fatal de ses sens qui cessent d'être exercés dans de
bonnes conditions ; le souci constant de faire ce qu'il voit faire ; la
démoralisante assurance du maître qui sait tout, n'hésite jamais, ne doute de
rien, l'ignorant, et qui est si sérieux, si pondéré, si savant, qu'on ne peut
pas lui poser les questions déraisonnables et formidables qui nous hantent Ñ
autant de fautes pédagogiques des plus propres à faire perdre à l'écolier le
joyeux appétit du savoir et l'allègre confiance en soi. L'école comme le lycée,
c'est le patient et soigneux apprentissage de la médiocrité.
Or, je ne sais de quel sourire
les pédagogues sérieux m'écraseraient, s'ils m'entendaient, mais je pense que
si au lieu de considérer l'enfant comme un être auquel nous devons infuser la
science que nous possédons, et qu'attestent les diplômes ; nous le considérions
hardiment, comme un génie à qui nous devons fournir la matière de ses
découvertes et les instruments de ses expériences, le résultat serait une
moisson de génies.
Cependant comme on l'a fait
remarquer, l'enfant le plus ordinaire est un prodige, et, si l'on songe à la
quantité d'abrutis parvenus à l'âge d'homme on est bien obligé de conclure à un
vice de l'éducation. D'ailleurs supposer l'existence latente du génie chez
l'enfant n'a rien de déraisonnable, car de quel nom peut-on appeler le regard
divinatoire dont le petit Linné suivait les germes dans l'espace ; la patiente
ténacité du petit Franklin qui n'ayant appris qu'à lire, lut tout ce qui
pouvait le mettre sur sa voie : le profond pressentiment du petit James Watt
devant la vapeur dont il chercha à mesurer la force à l'aide de connaissances
géométriques que personnes ne lui avait données ? Je ne cite que ceux-là et
s'ils constituent, eux et leurs pareils, des exceptions, il est permis de
supposer que chez bien d'autres, le pédagogue s'est trouvé à point pour
brutaliser la rêverie passionnée, ou contraindre l'activité féconde. Pour moi,
j'en suis convaincue, et ce galopin qui jette pensivement des cailloux dans la
mare, je veux le considérer comme occupé à recevoir le lent et large
enseignement, qui lui permettra peut-être de formuler, un jour, une découverte
qui s'ajoutera à celle de Newton car je n'ai pas la sordide et pédagogique
vanité de me dire : "Moi qui suis plus perspicace que mon élève, j'espère,
je ne vois rien au jeu où il s'amuse, donc, il perd son temps..."
L'éducateur libertaire doit bien
être pénétré de ce principe que l'enseignement où l'enfant n'est pas le premier
artisan de son éducation est plus dangereux que profitable. Il est nécessaire
que l'enfant s'instruise lui-même, non seulement parce que l'assiduité forcée
est nuisible à son développement, non seulement parce que ce qu'il a découvert
se fixe mieux dans son esprit que ce qu'il a appris mais surtout parce que la
"faculté de découvrir est la première et la plus précieuse de toutes ;
celle qui veut être soignée, entretenue, développée avec le plus de soin et le
plus de respect." Ne perdons pas de vue que fournir, d'avance, des
réponses à l'enfant qui ne s'interroge pas, c'est arrêter l'élan de la
recherche, rendre son esprit paresseux, atrophier sa sagacité ; c'est le mettre
dans le cas de celui qui, mangeant intempestivement, ne digère plus et le pire
service qu'on puisse rendre à un élève, c'est de tout lui apprendre,
"parce que ceux à qui l'on a tout appris ne tirent jamais parti de leur
savoir". L'épithète de bouffi s'applique avec une égale exactitude au
dyspeptique engraissé et impotent et à tel agrégé de sciences physiques ou
sociales ; à tous ceux qui sont incapables de s'assimiler, pour en faire oeuvre
vive, ce qu'ils ont absorbé, aliments ou savoir.
Donc, élever l'enfant librement
parmi les choses au lieu de l'asseoir (contre son gré), pour faire défiler
froidement les choses devant lui ; tel est le principe d'une éducation où l'on
ne veut sacrifier aucune des facultés humaines, où l'on veut conserver à
l'élève un corps droit, souple et alerte, une vue perçante, une santé robuste
et une intelligence ouverte.
Remarquez que c'est le moyen de
faire entrer, et sans fatigue, le plus de matières dans l'enseignement, car
l'économie de temps est énorme : tout le monde sait que le petit nomade qui
circule à son gré dans la forêt, met quelques jours à connaître tous les
végétaux d'une flore nouvelle pour lui, et à les distinguer d'après un détail,
tandis qu'il faudra "bûcher" deux durs trimestres à l'élève le mieux
doué pour l'apprendre dans les nomenclatures ou d'après la description. Je
tiens à faire remarquer, en passant, ce fait assez surprenant, que l'ignorance
la plus profonde peut co-exister avec la science la plus hérissée chez les
personnes ayant reçu l'instruction ordinaire. Combien de normaliens, capables
de vous énumérer les acotylédones, sans en oublier un, resteraient court si on
leur demandait de quelle couleur est la fleur du radis !
L'éducateur qui étudie plus attentivement
l'enfant que les programmes, a tout de suite fait cette remarque qu'il n'y a
pas de méthode qui convienne à tous les enfants. Chacun réclame une culture
appropriée. Toutes les facultés, y compris la mémoire, ont leur mode
d'acquisition, variant d'un individu à l'autre ; celui-ci fixe ce qu'il entend,
celui-là a besoin de lire pour retenir ; celui-ci observe quand il veut,
celui-là quand il peut ; celui-ci les choses exactes et limitées, cet autre,
les choses impondérables ; un enfant montrera une habileté égale dans toutes
les branches, tandis qu'un autre marquera une tendance à se spécialiser contre
laquelle échoueront les efforts les plus loyaux. Naturellement, on ne peut
compter que sur l'enfant lui-même pour savoir dans quelle voie il s'engagera
avec joie et passion, c'est-à-dire avec profit.
En outre, le jeune enfant n'aime
pas qu'on sollicite sa mémoire. Quand même une connaissance lui est présentée
sous forme d'expérience intéressante, si vous lui dites : "Attention ! Je
vais vous montrer une chose qu'il faudra vous rappeler.", l'attention se
dérobe et la mémoire lui fait défaut. Cet impressionnable se défend d'instinct
contre ce qu'on lui impose. C'est pourquoi le seul parti que l'éducateur ait à
prendre, c'est de susciter la découverte, de créer l'occasion et de
"savoir attendre et recommencer."
Combien seraient larges et réels
les progrès d'un enfant qui, enseigné parmi les choses, comme un petit sauvage
serait renseigné par des hommes vraiment civilisés ; naturellement, ce n'est
pas parmi vous qu'il faut chercher de tels hommes : pédagogues de la société
bourgeoise, idolâtres variés, mercenaires bornés, qui vivez la vie humaine sans
la comprendre, imbéciles qui méprisez l'homme des cavernes mais qui respectez
le ministre de l'Instruction Publique...
Nous avons donc vu, autant qu'on
peut indiquer d'une manière générale et rapide des tendances complexes variées,
les véritables aptitudes de l'enfance. Remarquons qu'elles sont profondément en
rapport avec la destinée humaine, qui semble être de conquérir les forces
naturelles et tâchons de nous faire une idée exacte de ce que doit être
l'éducation.
S'agit-il d'apprendre à l'enfant
ce que nous savons, de le mettre au courant de la découverte humaine, au point
où elle est arrivée ? Oui, sans doute.
Mais aux conditions suivantes :
1° Éviter l'ennui, le dégoût, la fatigue. 2° S'assurer toujours qu'il a bien le
sentiment n'est pas une chose définitive, mais une route immense et infinie sur
laquelle nous l'avons modestement placé, pour qu'il aille de lui-même.
L'enseignement primaire qu'il
conviendrait de prolonger jusque vers douze ou quatorze ans devrait donc être
la période d'initiation. Celle où l'élève prenant contact à son gré, selon ses
dispositions, avec les choses, acquérait une compréhension originale, en même
temps qu'il manifesterait ses aptitudes.
Donc il s'agit de sortir
résolument de l'ornière, de mettre l'élève à même de se renseigner,
d'expérimenter lui-même, d'être lui-même le premier artisan de son éducation.
Mais si, dans une éducation non
compressive, il ne peut être question de retenir de force l'élève, ni autour
d'un discours, ni autour d'une expérience ; ces tâches superbes et complexes :
éveiller son intérêt, satisfaire sa curiosité, mettre de l'ordre dans les
connaissances acquises, doivent captiver l'éducateur libertaire.
Une objection se présente :
l'enfant libre ne sera-t-il pas porté à gaspiller son temps et son activité ne
se dépensera-t-elle pas en puérilités ? Qu'on soit bien tranquille ! Si
l'électeur ramolli ne connaît pas d'autres passe-temps que la manille et
d'autres distractions que sa pipe, notre marmot a des préoccupations autrement
saines et autrement intéressantes. Il importe simplement d'abord qu'il soit
parfaitement bien portant et ensuite qu'il soit placé dans un milieu où il
puisse trouver des sujets d'intérêts. Rien ne doit donc être épargné pour sa
santé, ni une surveillance continuelle de toutes les fonctions, ni des soins
éclairés et prolongés lorsque l'une d'elles cesse de s'accomplir normalement.
On peut affirmer toutefois, que l'enfant dont l'alimentation sera légère et
rafraîchissante, qui ne boira rien d'excitant et qui prendra autant d'exercice
qu'il voudra en prendre, ne sera jamais malade. Dans une éducation qui évite
avec horreur les méthodes déprimantes aggravées d'excitations stupides
(émotions, leçons à savoir troublant le sommeil, craintes des punitions, etc.,
etc.) on n'aura presque jamais à intervenir pour rétablir la santé. Bien loin
de dorloter nos gaillards et de les plaindre hors de propos, on les félicitera
des preuves d'endurance qu'ils pourront donner (tout en les retenant dans la
voie des exagérations naturelles à la jeunesse). Car ne l'oublions pas : anarchiste
ou non, est plus libre qu'un autre, celui qui sait, le cas échéant, se
contenter de l'eau de la fontaine, marcher tant qu'il lui plaît, dormir
n'importe où, prêter une attention profonde aux choses qui l'intéressent, mais
entendre d'une oreille fraîche les gens se moquer de lui...
En voyant tout le monde lire et
écrire, l'enfant demande généralement de bonne heure à le savoir faire aussi.
Non seulement il n'y a aucune raison pour le lui refuser mais il est tout
indiqué de profiter de son désir. D'ailleurs il acquerra très rapidement les
rudiments de ces connaissances qui lui seront tout de suite très utiles et très
agréables. Ce qui est absolument condamnable, c'est la hâte qu'apportent les
éducateurs à vouloir que l'enfant possède le plus tôt possible
l'orthographe et la grammaire. La littérature d'un enfant de douze ans peut
sans grand dommage pour le lecteur, présenter une orthographe fantaisiste. Si
son orthographe est bonne je dirai : tant mieux,à la condition qu'on
n'ait pas obligé l'élève à apprendre et retenir les règles grammaticales ; tant
pis,dans le cas contraire. Car, alors cette étude a sûrement pris la place,
le temps des études vivantes et mouvementées qui sollicitaient son humeur
pétulante et lui ont ainsi soustrait une part d'énergie.
Pour justifier l'extravagance de
leurs programmes, les pédagogues officiels soutiennent que la physique, la
chimie et les sciences naturelles étant plus ardues, réclament un âge plus
avancé. Au contraire, ce sont ces sciences qui peuvent être présentées de façon
amusante et surtout tangible. Inaccessibles au jeune enfant dans la méthode des
bouquins à figures numérotées, elles sont passionnantes pour lui dans la libre
étude de la pratique et de l'expérience. Il est certainement très difficile à
l'enfant de sept ou huit ans de distinguer, par exemple, le mot qui représente
la qualité et qui s'appelle adjectif, tandis qu'il lui est très facile, avec
ses sens plus fins que les nôtres et son alerte observation, de distinguer les
états de la matière, de reconnaître les phénomènes électriques, etc.
Donc, on se mettra à sa
disposition pour lui apprendre à lire et à écrire correctement, en y
consacrant, environ, une demi-heure par jour.
Mais on n'oubliera pas que la
grande affaire pour lui, l'affaire passionnante de sa libre enfance, c'est
l'eau, les nuages, le fer qui se courbe, la terre mystérieuse où germent les
semences, l'équilibre et les insectes, et non les pièges des participes et des
mots composés. Pour plus tard les choses embêtantes, quand dans son corps solide
et sain, il logera une volonté assez maîtresse d'elle-même pour s'y astreindre.
Et pour la même époque, l'histoire des faits politiques, si profondément
étrangère à ses préoccupations.
Et gardons-nous de le déranger
mal à propos. Gardons-nous de rappeler, pour lui donner sa leçon de français,
ce petit qui fait un jet d'eau, car la loi de la pression atmosphérique qui lui
dicte son existence est susceptible de plus d'applications utiles que les
tortueuses conjugaisons de nos verbes barbares. Sachons le laisser faire.
La véritable place de l'enfant
est dans une colonie de travailleurs. Je n'insiste pas sur ce qu'il y a
d'extrêmement moralisateur pour lui à voir ses grands camarades donner
l'exemple du travail manuel, je ne m'occupe ici que de son développement
intellectuel. Or, l'enfant aime beaucoup à regarder travailler, à y prendre
part, s'il peut, et si ce travail crée des objets intégraux, sa joie est à son
comble. Réfléchissons que le producteur intégral applique continuellement des
notions de physique, géométrie, chimie, etc., etc., et cela d'une manière
toujours intéressante pour l'enfant. L'élève qui voit une barre de fer
s'allonger à mesure qu'elle chauffe, se façonner quand elle est rougie, etc.,
questionne, et quand même on ne lui répondrait pas, il a désormais acquis le
fait qu'il apprendrait péniblement dans le livre. Mais on aura soin de lui
répondre et même, on sera plusieurs à lui répondre, car il est utile de le
soustraire à la mauvaise méthode qui consiste à donner à l'élève un professeur
pour chaque matière (ou pour toutes). Il est indispensable que l'enfant prenne
l'habitude de se renseigner sur ce qu'il voit faire auprès de celui qu'il sait
être capable de le faire, quitte à venir chercher un complément d'informations
auprès d'un autre, qui lui, s'occupera d'étendre et de généraliser les données.
"Jusqu'à l'époque de son
adolescence, l'enfant développera son corps par des promenades et des jeux
quotidiens ; il deviendra plus fort, plus agile, plus adroit. Chaque jour il
fera quelque travail manuel et il apprendra ainsi à se servir de ses yeux et de
ses mains. Il dessinera et ses dessins représenteront des scènes qu'il aura
imaginées, ou bien ce seront des ornements tracés sur des objets qu'il aura
construit lui-même ; ou encore ce seront les cartes très imparfaites des
contrées qu'il connaîtra. Il apprendra à connaître la vie des bêtes et des
plantes cependant que peu à peu on lui fera découvrir l'arithmétique, la
géométrie, la physique, la cosmographie, bref, la terre et toutes les choses
qu'on y voit. L'éducateur, si possible, n'interviendra que pour préparer les
circonstances où l'enfant fera ses observations ; ou bien, pour montrer à
celui-ci, par quelque question embarrassante, qu'il s'égare. Il ne donnera donc
pas à ses élèves, chaque jour, quatre ou cinq leçons proprement dites ; mais il
attirera parfois leur attention sur les énoncés de plus en plus généraux
qu'eux-mêmes auront formulés. Ce seront les jalons divisant le chemin déjà
parcouru. Souvent, pour répondre à la curiosité de l'enfant, l'éducateur dira :
"Voici ce que l'homme a fait pour diminuer sa peine et assurer son
existence." Et cela constituera chaque fois une leçon d'histoire."
(R. Van Eysinga)
Songeons à tout ce qui est
susceptible de frapper l'enfant qui voit faire seulement une roue ! Et s'il
voit faire la voiture entière, et s'il la voit essayer, et si elle ne va pas de
suite, et si l'on corrige ses défauts devant lui, que de notions aura-t-il
acquis sans s'ennuyer un instant !
Et c'est là que vous entendrez
jaillir les questions, de même que vous pourrez profiter de claires et fraîches
remarques. Il n'y a aucun inconvénient à rechercher devant l'enfant, avec
l'enfant, la réponse à une question qu'il a posée si celle-ci vous embarrasse.
Au contraire l'élève qui voit que sa question est prise en considération par
vous, et vous incite vous-même à la recherche, ne retire de ce fait que
d'excellentes impressions : confiance, goût pour la recherche, connaissance des
rapports qui servent entre les constatations et les théories, etc. Ce sont les
pédants qui voudraient nous faire croire que l'aveu de l'ignorance de
l'éducateur est néfaste à l'élève. Les malheureux ne savent donc pas ce qu'un
enfant peut demander ! Quand on redoute les colles,il vaudrait mieux ne
pas s'occuper d'éducation...
(manque une page)
Malheureusement, les colonies
communistes ne sont pas nombreuses, leur réussite est difficultueuse et les
petits camarades qui peuvent être élevés par des méthodes rationnelles sont une
poignée. L'enseignement reste presque entièrement, aux mains de l'Église et de
l'État qui en ont compris l'immense portée. Et ici, nous sommes conduits à
insister sur ce point : quel est le rôle de l'enseignement de l'école ?
D'une façon générale, le rôle de
l'enseignement de l'école, de toute école, est de tuer l'originalité. La
plupart des grands découvreurs et des grands originaux ont été rebutés par
l'école. De nos jours, l'homme qui a inventé tous les instruments
radiographiques et radiothérapiques, (ce qui suppose une immense documentation
et les connaissances les plus variées) est absolument sans titres. Zola avait
échoué au baccalauréat pour insuffisance en français ! Ainsi que Lamartine ! Il
serait facile de multiplier des exemples aussi frappants établissant nettement
que l'école et le génie sont irréconciliables...
Bornons-nous pour l'instant, à
l'étude de l'enseignement primaire. A l'école primaire, il s'agit de fabriquer
des esclaves perfectionnés, il est impossible de le nier. S'occupe-t-on, en
effet, de développer les merveilleuses facultés de l'enfant, son observation,
son discernement, son imagination ? Jamais de la vie. On lui
"apprend" le français, l'orthographe et la syntaxe qui sont
absolument sans intérêt pour lui ; l'histoire qui dépasse sa portée et tend à
fausser son sentiment, le calcul borné qui ne s'adresse qu'à la mémoire
mécanique, comme la géographie, la récitation de pièces niaises, insipides ou à
tendances abrutissantes, et la morale.
Remarquons en passant que
l'uniformité des programmes se déroulant dans un ordre prévu d'avance, est
l'aveu du but : fabriquer des individus uniformes, modelés sur le type qu'il
est utile à nos maîtres d'obtenir.
Je ne m'appesantirai pas sur
l'affreux système de punitions et de récompenses, fait pour favoriser tous les
mauvais instincts et ébranler le système nerveux si délicat et si
impressionnable des enfants. Je ne ferai remarquer qu'en passant, il est
impossible au maître d'obtenir l'attention d'une quantité d'enfants souvent
énorme ; toujours exagérée et généralement placée dans de mauvaises conditions
d'hygiène. Tous ces attentats sont justifiés par le souci d'imposer une morale
à l'enfant. L'École, voilà son véritable rôle, est chargée de préparer le
citoyen.
Chaque fois que la révolte se
dresse, elle trouve devant elle l'armée, c'est-à-dire les fils du prolétariat
affublés d'une livrée et affectés à la défense des caisses du Capital. On
découvre que ce sentiment extraordinaire, ce miracle d'imbécillité sur lequel
on ne saurait s'ébahir assez, qui pousse les spoliés à défendre ce qui les
opprime contre ceux qui les délivreraient, sort de l'école ; que c'est de
l'éducation patriotico-moutonnière que l'État distribue généralement aux
enfants du peuple.
L'École est, en effet,
l'admirable instrument qu'ont utilisé supérieurement les bourgeois du
dix-neuvième siècle pour fabriquer des esclaves. Naturellement, on a soin de
tenir solidement cet instrument en mains. Les instituteurs, au salaire mesuré,
soumis eux-mêmes à des déformations préalables, sont attentivement surveillés et
impitoyablement rejetés à la moindre velléité d'indépendance. Tout cela est
vrai, mais la matière première de ce beau travail ; mais les enfants qui
reçoivent l'enseignement primaire et qui en profitent ; ce sont les nôtres. Et
sous prétexte que l'enseignement est obligatoire et gratuit, laïque et commode,
nous laissons empoisonner nos enfants de respects imbéciles et de criminelles
stupidités.
On se demande beaucoup, depuis
quelques années quel est l'esprit qui domine dans l'enseignement primaire. L'instituteur
est-il patriote ? Est-il socialiste ? Ne pourrait-il pas être anarchiste ? Ceci
n'a aucun intérêt. Je ne veux pas nier qu'il n'y ait des indépendants parmi les
instituteurs. Mais la tendance générale des exploités de l'école primaire,
c'est la neutralité, c'est l'esprit neutre, neutralitard. Cet esprit imposé par
les programmes, d'ailleurs, est une riche trouvaille de la classe repue :
Endormons toutes les révoltes, respectons toutes les convictions.
La neutralité qui est inspirée
par l'École Normale aux futurs instituteurs est celle-ci : "N'abordez
jamais un sujet sur lequel s'élèvent des dissentiments ; l'enfant doit tout en
ignorer. L'opinion invoquée par vous pourrait être contraire à celle de son
père ou de son tuteur qui pourraient exprimer devant lui leur conviction
contraire. L'esprit de l'élève, tiraillé dans divers sens, risquerait de perdre
le respect de votre enseignement. Sur toutes questions, soyez neutres."
Voici ce que nous pourrions
répondre : "Soyons neutres, certes l'esprit de l'enfant ne doit pas être
tiraillé dans divers sens, car c'est à lui de décider quel sens sera le sien.
Il ne doit pas être entraîné dans aucune voie, car il choisira lui-même la
sienne, mais il doit se décider en toute connaissance de cause.
"C'est pourquoi tous les
problèmes seront agités devant lui, c'est pourquoi on lui montrera incessamment
le pour et le contre des choses, c'est pourquoi on travaillera sans relâche à
éveiller en lui l'esprit de critique et d'examen. Respectons toutes les
convictions dont les propagateurs ne sont pas convaincus. Nous ne trouvons pas
mauvais qu'il ait le catéchisme entre les mains, mais nous tenons expressément
à ce qu'il soit mis en état d'apprécier ce livre. Remarquez qu'il ne s'agit pas
des opinions de son père ou de sa tante, mais de former la sienne, pas plus
qu'il ne s'agit de lui conserver le respect de votre enseignement, car dès
l'instant où il en reçoit un autre enseignement que celui des faits, nous
sortons de la neutralité".
Et ainsi, la neutralité de
l'école se trouve en contradiction formelle avec la nôtre, que j'ose appeler la
vraie.
Or, si ce n'est pas dans notre
sens que la neutralité reçoit son application, ce n'est pas non plus dans celui
que les officiers d'académie qui l'ont inventée prétendent être la leur. Les
diverses "Instruction morale et civique" y compris celle qui valut à
Albert Bayet la malédiction de son père, comportent en effet, entre autres
absurdités, un chapitre sur le patriotisme qui est une violation flagrante à
cette neutralité tant respectée, car aujourd'hui personne n'est plus d'accord
sur la valeur de l'idée de patrie.
A l'écolier qui voit dans son
livre, qui entend dans sa classe : Nous devons aimer notre patrie, la défendre,
mourir pour elle au besoin Ñ demandons : pourquoi cela ? Un sentiment aussi
décidé doit voir une raison ? L'enfant répétera tant bien que mal, jamais d'une
manière naturelle et sentie, car son sens est trop juste, les nébuleuses
raisons de son livre. Précisons-les pour lui, au besoin, et opposons-y les
nôtres, en le laissant libre de choisir. Recommandons-lui d'exposer à son
maître, soit l'avis qui lui aura semblé le plus probant, soit l'un et l'autre,
s'il n'a pu décider.
Et alors, ou le maître est un
homme intelligent et la seule méthode qu'il puisse employer sans improbité lui
sera révélée ; ou c'est un esprit fermé et vous avez pris ce soin que vous
devez prendre d'avertir l'élève qu'il n'avait pas à tenir compte de son
entêtement ; de toute manière vous avez fortement ébranlé le respect de la
chose enseignée, ce respect qui nous a si gravement marqués pour l'esclavage.
Pour notre part, en matière de
morale destinée à être inspirée à l'enfant, nous ne demandons qu'à nous taire.
Que ceci ne surprenne pas. Nous sommes décidés à combattre la morale de
l'école, chez l'écolier même, afin de changer l'esprit scolaire, s'il est
possible ; mais nous ne nous y décidons que devant le danger qu'il y aurait à
faire autrement et nous ne tenons pas pour normal ce développement de l'enfant.
Certes, nous voulons que ces mioches soient demain des individus capables de
vivre sans lois et sans maîtres, et c'est pour cela que nous sommes forcés de
toujours opposer la critique anarchiste au préjugé bourgeois qu'on s'efforce de
leur inculquer. Mais nous n'ignorons pas qu'il y a à cela un immense écueil :
c'est que ni le préjugé, ni la critique n'intéressent notre élève, cela n'est
pas son affaire. Ce qui le passionne, c'est les bêtes, les machines, les
bateaux, les jets d'eaux, les pierres, les folles courses, la chaux qui bouillonne,
la glace transparente, la terre cuite, que sais-je ? C'est la connaissance
infinie qui nous permettra de réaliser le progrès.
Et c'est sans morale que nous
pensons qu'il convient d'élever l'enfant.
D'ailleurs, nous sommes en cela
fidèles à notre principe de lui laisser découvrir. Il découvrira lui-même les
rapports entre les hommes et les définira selon sa conception. Je n'ai
nullement peur qu'un enfant sain et normalement développé qui a pris goût de la
recherche et acquis la vaste compréhension des lois naturelles, ne sache pas se
conduire, bien au contraire, il saura et il pourra.
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