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Fusilleurs et Fussilés par André Lorulot

André LORULOT
FUSILLEURS et FUSILLÉS (1)
Librairie Internationaliste — 1911
Envoi de Janine et Jean-François
Je tiens d'abord à insister sur le but que nous poursuivons ce soir en traitant cette question des Fusilleurs et des Fusillés.

Je ne suis pas venu vous ressasser les puériles protestations, ni les cris d'indignation farouches avec lesquels les révolutionnaires ont coutume d'accueillir les massacres gouvernementaux chaque fois que, sur un champ de grève quelconque ou au cours d'un conflit, d'une émeute, les ouvriers révoltés sont fauchés par les fusils Lebel de nos bons petits pioupious. C'est la même tempête de jérémiades et d'imprécations. Il y a mieux à faire, camarades; lorsque l'on a traité Clemenceau et Briand d'assassins; lorsque l'on a vitupéré sur la criminalité de la bourgeoisie capitaliste, l'on a rien solutionné du tout et les choses pourraient durer encore longtemps ainsi. Pour empêcher le retour des fusillades et des massacres, que faut-il faire ? Vous l'êtes-vous demandé sérieusement? Et, avant tout, vous êtes-vous demandé pourquoi il y avait des fusilleurs et des fusillés, pourquoi de telles  boucheries étaient possibles?

POURQUOI DES FUSILLEURS

Je n'aurai pas besoin de faire des démonstrations bien profondes pour répondre à ces questions. Vous le savez, camarades, ces hommes que l'on fusille, que l'on a fusillé, ce sont les victimes de la Société capitaliste. Que ce soit à Fourmies ou à la Martinique ou à Chalon, ou à Terrenoire, Raon-l'Étape, Narbonne et, hier encore, à Draveil, a Vigneux, à Villeneuve-Saint-Georges, c'est toujours le problème économique qui met en antagonisme les hommes de la Société actuelle. Le salariat, cette forme moderne de l'esclavage, rendu plus douloureux chaque jour par les phénomènes inévitables de l'évolution scientifique et de la concentration capitaliste, provoque de profonds malaises et impose des conditions de vie toujours plus mauvaises qui mettent aux prises les travailleurs désireux d'un peu plus de bien-être et de liberté, et les patrons bénéficiaires de la production accomplie. Le prolétaire se révolte parce que, non seulement il ne jouit pas du produit intégral de son travail, mais qu'encore il lui faut subir une vie de continuelle misère et de perpétuelles privations.

Voilà donc la lutte qui s'affirme, ouvriers contre patrons, exploiteurs contre exploités. C'est la lutte des classes. Mais pour la comprendre et la mener utilement, cette lutte, il nous faut analyser ses motifs! Si nous envisageons le problème d'une façon superficielle, nous ne pourrons pas le résoudre. Si nous attaquons les effets sans connaître et sans combattre les causes qui les produisent, nous ferons œuvre vaine. S'il y a donc des fusilleurs et des fusillés, c'est parce qu'il y a des ouvriers et des patrons. Et pourquoi ces deux dernières catégories existent-elles? Eh bien, nous disons qu'il y a des patrons et des ouvriers, nous disons que le salariat existe, parce que la base de la Société est mauvaise, parce que les hommes acceptent un principe mauvais et spoliateur, qui s'appelle la propriété individuelle. Oui, c'est parce que la propriété individuelle existe, c'est parce que certains individus possèdent, tandis que d'autres n'ont rien, parce que les richesses sociales sont mal réparties, que la Société est mal faite, que les hommes s'exploitent et se déchirent. C'est parce que d'un côté nous avons des individus qui sont les détenteurs des mines, des usines, de la terre, des voies ferrées, des instruments de travail et de production, des individus qui possèdent tout, qui jouissent de tout, qui ont accaparé la surface entière du globe, ainsi que le résultat édifié par toutes les générations humaines qui nous ont précédé — et qu'en face de cette catégorie de possédants, de propriétaires, de capitalistes, nous voyons une autre catégorie bien plus nombreuse qui comprend tous ceux qui n'ont ni sou ni maille, ni capital, ni propriété, tous ceux qui ne possèdent rien, pas même la place qu'ils occupent sous le soleil. D'un côté, propriétaires, possédants, riches; de l'autre, pauvres, miséreux, déshérités. Voilà tout le secret de la Société actuelle. Voilà le principe mauvais sur lequel va pouvoir s'asseoir et s'édifier toute l'iniquité dont nous souffrons!

Ceci va nous permettre de comprendre tout le fonctionnements social. Le déshérité, celui qui ne possède rien, qui n'a pour toute propriété, pour tout capital, que sa force, que ses deux bras, que sa capacité de travail et de production, est bien obligé d'aller trouver celui qui possède tout, le capitaliste et de lui dire : «Je suis dénué de tout et pourtant j'ai des besoins à satisfaire, il me faut manger pour vivre, il me faut donner du pain à ma femme et à mes enfants, payer le propriétaire. Je viens te trouver, toi, l'heureux possédant. Je vais faire fructifier ta propriété: ton capital. Je vais travailler pour toi: je vais produire à ton compte. Et, pour le travail que j'aurai accompli, en échange de la besogne que j'aurai effectuée, tu me donneras une rétribution, un salaire».

Ainsi, le capitaliste tient le miséreux sous sa tutelle, aussi sûrement que le seigneur de jadis tenait l'esclave qui lui appartenait corps et âme. Et il en sera de même aussi longtemps qu'il sera possible à quelques-uns de détenir injustement et arbitrairement le bien de tous au détriment de tous. Nous disons que pour supprimer l'exploitation de l'homme par l'homme, le patronat, le salariat, l'esclavage, il faut supprimer l'arbitraire capitaliste, la propriété individuelle, l'accaparement, le privilège économique.

Ce qu'il faut faire, on vous l'a dit bien souvent, c'est transformer de fond en comble la Société d'aujourd'hui, c'est supprimer la propriété individuelle et la remplacer par la propriété commune. Il faut que tout soit à tous, c'est notre formule, la formule du communisme. Le jour où un seul ne pourra plus s'emparer du patrimoine commun et s'arroger un droit qui lui donnera le moyen d'agir en dominateur, l'exploitation sera impossible. Le jour où tous les hommes pourront consommer librement sans avoir recours à l'intermédiaire monétaire, ils pourront satisfaire intégralement leurs besoins, la misère et la privation seront disparues et remplacées par le bonheur et l'indépendance.

LES RÉFORMES

Ne nous éternisons pas à stigmatiser une organisation sociale que tous sont d'accord à condamner avec nous. Demandons-nous plutôt quels sont les moyens les meilleurs pour hâter sa disparition. Nous touchons là le point essentiel de la question sociale, il va nous falloir examiner tous les moyens, tous les systèmes proposés et rechercher, sans parti pris, mais sans naïveté, s'ils sont susceptibles de solutionner la situation.

La première catégorie des moyens est celle des réformes. Il ne manque pas de palliatifs qui tous se proposent en utilisant les institutions présentes, d'améliorer le sort de l'ouvrier, et de le conduire sans heurts, sans secousses, sur la voie de l'émancipation. Passer en revue toutes les réformes, ce serait risquer d'abord de nous endormir dans une énumération fastidieuse et, ensuite, nous exposer des redites obligées, car toute réforme procède d'un même esprit, rendre bon ce qui ne l'est pas, ce qui ne peut pas l'être.

Il y a une grande quantité de réformes, de lois ouvrières qui n'ont d'ailleurs aucune prétention révolutionnaire et qui ne poursuivent nullement dans l'esprit de leurs auteurs un but de transformation sociale. Ainsi, par exemple, la loi décrétant la suppression des bureaux de placement, la loi sur les accidents du travail, la loi sur l'obligation du repos hebdomadaire, etc. Il est indéniable que ces réformes peuvent avoir une certaine valeur pour l'ouvrier, bien que le soulagement qu'elles apportent soient, en réalité, très peu profond. Mais, enfin, puisque les prolétaires sont incapables d'arracher individuellement le droit intégral à la vie, ils pourront retirer quelques avantages de ces amusettes. Il serait mesquin et puéril de le nier. D'ailleurs cela ne contredit pas nos affirmations révolutionnaires. Au contraire, car précisément en faisant valoir aux yeux de l'ouvrier une amélioration insignifiante, elles détournent son énergie du but final  et véritable qui est, nous l'avons vu, la transformation complète de la société.

Ce but que nous poursuivons n'a rien de commun avec le réformisme. Non seulement les réformes ne peuvent pas nous rapprocher du résultat désiré, mais encore elle vont à son encontre en créant une mentalité de résignation dans la classe ouvrière. Et ce ne sont pas de simples affirmations que nous voulons faire. Nous voulons discuter pied à pied, examiner point par point la valeur du réformisme. Seulement nous ne voulons pas nous réserver une victoire par trop facile en critiquant ce soir quelques réformes tellement anodines et dérisoires qu'elles ne supportent pas la discussion. Nous allons examiner les deux réformes les plus sérieuses, les plus profondes, qui ne font pas partie des programmes des gouvernants roublards, mais qui sont, an contraire, revendiquées par les éléments les plus avancés du prolétariat, je veux parler de ces deux réformes parallèles, de la diminution des heures de travail et de l'augmentation du salaire.  Je dis parallèles car nous allons le constater, elles sont inséparables.

Il est certain que la diminution des heures de travail, la réduction de la journée à huit heures, par exemple, apporterait au producteur un allégement immédiat. Nous ne le nierons pas, à l'instant même nous avons vu que les réformes pouvaient plus ou moins obtenir ce résultat — lequel d'ailleurs nous intéresse peu, car ce que nous voulons ce n'est pas être un peu moins malheureux, c'est de ne plus l'être du tout.

Prenons donc la réforme des heures de travail, la journée de huit heures dans la portée révolutionnaire qui lui est attribuée. Quelle peut être sa portée? Voilà un patron obligé d'accorder à ses ouvriers cette diminution, ses salariés ne font plus que huit heures. Que se produit-il ? Ou bien les ouvriers vont s'arranger pour effectuer la même production en huit heures, qu'ils effectuaient auparavant en dix ou douze heures. Si cela peut se faire il n'y aura aucun changement pour le patron. Mais si cet arrangement est impossible, l'exploiteur embauche de nouveaux ouvriers, afin d'empêcher sa production de diminuer. Et alors nous nous trouvons en face de la question du salaire. Ayant un personnel plus nombreux il va essayer de le payer moins; il diminue le salaire des uns et des autres, afin de ne pas augmenter ses frais généraux, afin de ne pas être touché dans ses intérêts.

Discutons maintenant la réforme des salaires. Va-t-elle nous permettre de résoudre la question des heures de travail, en particulier, et le sort de l'ouvrier en général? Pas du tout, camarades, de ce côté-là, le problème est également insoluble.

Nous avons vu l'exemple d'un patron qui, contraint de diminuer les heures de travail, se rattrapait en diminuant parallèlement le salaire. Mais, direz-vous, les ouvriers n'ont qu'à ne pas se laisser faire  et à réclamer le maintien du salaire, malgré que les journées soient moins longues.

Entendu, camarades, admettons que les travailleurs réclament ceci. Admettons qu'ils l'obtiennent, ce ne sera pas une grande victoire qu'ils auront remporté. Vous allez vous en convaincre.

Nous prétendons, en effet, que le patron ne sera nullement atteint. Que ce soit le cas que nous venons de citer ou que ce soit celui d'un exploiteur quelconque obligé de consentir à ses ouvriers une augmentation de salaire, le procédé employé par le capitaliste sera le même. Évidemment, le patron payant ses ouvriers plus cher qu'autrefois et en employant une plus grande quantité, il aura des frais généraux plus grands, les bénéfices vont diminuer. Il pourrait l'accepter d'une façon bénévole en sacrifiant quelques-unes des inutilités de son existence. Mais le patron ne veut se priver ni d'un séjour à Monte-Carlo, ni d'une automobile, ni d'une petite danseuse, ni de la moindre parcelle de son luxe et de son opulence. Il ne le veut pas, il n'accepte pas d'être le vaincu. Et cela lui est d'autant plus facile qu'il a entre les mains un argument, un outil sans rival, la propriété, le capital.

Alors vous savez ce que fait le capitaliste, il augmente le prix des denrées qu'il livre à la consommation. Les dépenses sont plus fortes,  mais ses recettes augmentent de la même façon et, en définitive, ses bénéfices et ses dividendes ne baissent pas.

Il n'y a rien de changé pour l'exploiteur. Mais il y a quelque chose de changé pour l'ouvrier de la corporation voisine qui, lorsqu'il aura besoin d'une paire de chaussures, la paiera plus cher ou devra subir l'augmentation de loyer imposée par les propriétaires.

Et, si à leur tour ils ne veulent pas accepter cette situation, si à leur tour ils revendiquent une augmentation de salaire, le même phénomène se reproduira, nous tournerons dans un cercle vicieux. L'ouvrier ne sera pas plus avancé, il gagnera peut-être davantage, mais le prix des denrées nécessaires à la vie, du vêtement, du logement, etc., seront plus élevés. Sa misère et ses privations ne seront pas diminuées. L'avantage d'un salaire élevé ne peut, en effet, exister qu'à la condition d'être le privilège exclusif d'une corporation — privilège exercé dans ce cas au détriment des autres corporations ouvrières.

L'augmentation des salaires n'est donc qu'une fumisterie. Elle n'a aucune valeur, aucune portée révolutionnaire. Ce qu'il faut, ce n'est pas réformer le salaire, c'est le supprimer, car, nous l'avons vu, c'est une institution mauvaise et tyrannique. Ne temporisons pas avec l'esclavage, abolissons-le !

Je passe sous silence les autres réformes. Nous avons pris les plus sérieuses pour étayer notre argumentation. Que dirions-nous de l'impôt sur le revenu ou des retraites ouvrières ? Vous le savez, camarades, en imposant le revenu des bourgeois, c'est le travail qui paiera l'addition comme aujourd'hui, puisqu'il n'y a pas, puisqu'il ne saurait y avoir d'autre richesse que le travail, la production utile. Quant aux retraites ouvrières, belle moquerie qui consiste à offrir au vieil ouvrier de soixante-cinq ans, une somme de vingt sous par jour, lorsqu'il aura travaillé toute sa vie et accompli ce tour de force, de ne pas être crevé de faim, de misère, de maladie ou d'accident ! Une farce aussi grossière et aussi écœurante ne peut attraper que quelques nigauds et nous ne voulons pas nous y arrêter.

Il y a mieux à faire dans la Société actuelle. Le salaire, en vertu des lois économiques de l'offre et de la demande ne peut qu'être suffisant pour permettre à l'ouvrier de ne pas disparaître. L'intérêt du patron est diamétralement opposé à celui de l'exploité et c'est perdre son temps que de vouloir les concilier en équilibrant leur situation. Ce qu'il faut, c'est qu'il n'y ait plus ni tyrans, ni esclaves, ni patrons, ni ouvriers, ni exploiteurs, ni exploités, et nous avons vu que pour atteindre ce but, il fallait supprimer le patronat et la propriété.

 LA CONQUÊTE DES POUVOIRS

Il existe une grande partie des socialistes qui sont de notre avis sur la question des réformes Ils disent comme nous que les travailleurs ne doivent pas s'attarder à de vains palliatifs, mais qu'ils doivent travailler à la transformation sociale et économique. Mais comment prétendent-ils atteindre ce résultat ? Par le bulletin de vote, le suffrage universel, la conquête des pouvoirs publics et politiques — et c'est à ce point de vue que nous sommes loin d'être d'accord.

La critique de l'action politique est d'ailleurs, à l'heure présente, camarades, une tâche facile. Ce ne sont plus de seuls arguments philosophiques que nous pouvons apporter, les événements de la vie politique, les enseignements féconds du parlementarisme, les reniements, les tripotages, les concussions, lâchetés, trahisons de tous les jours et de tous les partis, suffisent à édifier sur la question, non seulement les antiparlementaires conscients, mais aussi la masse non éclairée du peuple. Mieux que par notre propagande, plus que par nos affirmations, le mensonge de la souveraineté nationale est détruit par les pirouettes des pantins du Palais-Bourbon.

Ceci pourra me dispenser de m'étendre longuement sur un côté de la question où tous perçoivent la vérité — s'ils ne la comprennent déjà. Ainsi, il y a encore de bons apôtres pour vous dire: «Citoyens, la Société est mal faite, il faut la détruire, c'est entendu ! Guerre au capitalisme, émancipons-nous ! Et comme l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes, votez pour nous. Une fois élu, nous vous émanciperons, vous n'aurez pas besoin de vous déranger. Si nous ne pouvons rien faire au Parlement, envoyez-nous d'autres révolutionnaires, d'autres ouvriers jusqu'au jour où étant la majorité, nous pourrons promulguer enfin la loi libératrice d'expropriation capitaliste».

Cela n'est, en effet, pas bien difficile, c'est un moyen d'action facile, trop facile dirai-je même ! Être souverain et n'avoir à accomplir tous les quatre ans que ce geste platonique de la délégation de sa puissance... Oui c'est simple, seulement les résultats obtenus sont également modestes...

Je ne suis pas de ceux qui aiment à faire des questions de personnalité et à déblatérer contre tel ou tel leader ou politicien. Mais pourtant, en la circonstance, il n'est pas superflu d'apporter des noms. Il n'est pas superflu en nous reportant dix ans en arrière de nous rappeler l'attitude et les paroles de certaines fractions très avancées des partis politiques de l'époque. Avec quelles tirades enflammées, avec quels programmes chambardeurs n'est-on pas parvenu à embrigader la masse ouvrière et à la pousser en avant; pour sortir du bagne un grand capitaine, juif et millionnaire, et pour lutter contre le cléricalisme et contre les gouvernants du moment. Que de promesses, que de boniments débités aux naïfs, socialistes, anticléricaux, révolutionnaires, syndicalistes, francs-maçons, anarchistes ! Aussi, tous ont marché, tous ont payé de leur peau et c'est grâce aux minorités les plus batailleuses et les plus combattives, que le sinistre Clemenceau est venu s'asseoir à la présidence du Conseil avec sa coterie de renégats et de budgétivores dont les camarades Viviani, Picquart, Briand et Millerand, etc., sont les plus beaux ornements. Ce qu'a été le ministère Clemenceau, inutile de vous le dire, vous savez tous qu'il a dépassé en persécutions et en impuissance, tous ses devanciers réactionnaires et progressistes.

J'ajoute que c'est logique, naturel, inévitable. Un gouvernement a pour but de gouverner, c'est-à-dire de veiller au fonctionnement de la Société existante. Or, cette Société étant une Société capitaliste, le Gouvernement n'est et ne peut être autre chose que la sauvegarde des capitalistes et des possédants. Quand bien même ne le voudrait-il pas, le Gouvernement est le prisonnier des financiers et des propriétaires, véritables rois du monde moderne.

C'est d'ailleurs l'intérêt du gouvernant de s'associer aux capitalistes, c'est son intérêt de soutenir les privilégiés puisque, en devenant gouvernant, il est devenu, lui aussi, un privilégié. Pour garder le pouvoir on renie toutes ses idées, on abandonne tout son passé, on fait les concessions les plus larges à la bourgeoisie. Grâce à ces culbutes, on centralise une majorité que l'on cimente à l'aide du favoritisme le plus éhonté. Voilà les gens qui fabriquent les lois, au nom desquelles on nous emprisonne, révoltés et meurt de faim !

Nous disons que le ministère Clemenceau ne vaut pas mieux que le ministère Méline, nous disons que le parti radical au pouvoir n'a rien fait, qu'il était voué à la même impuissance que le parti progressiste ou nationaliste. Et nous n'avons pas peur d'ajouter que l'expérience nous suffit, qu'il est inutile de la pousser plus loin et que Jaurès ou Guesde au pouvoir ne changeront rien; qu'ils se comporteront de la même façon. Nous en avons assez de changer de maître, ce qui nous intéresse, ce n'est pas d'être opprimé par le parti noir ou le parti rouge, c'est de ne plus l'être du tout ! Il est vrai que nous n'avons pas à nous plaindre d'être fouettés, puisque nous fournissons nous-mêmes l'instrument du supplice. Nous sommes gouvernés, tracassés, emprisonnés, fusillés, ne nous plaignons pas, car en votant, nous avons donné aux arrivistes et aux politiciens le droit de nous berner.

J'entends bien la restriction des socialistes. Ils ne veulent pas conquérir le pouvoir dans un but personnel, mais simplement pour émanciper la classe ouvrière et supprimer la propriété capitaliste.

Par quels moyens prétendent-ils y arriver ? Lorsqu'ils seront la majorité dans le Parlement, les socialistes pourront imposer, déclarent-ils, l'une ou l'autre des solutions suivantes.

Nous allons les passer en revue, rapidement bien entendu. La première solution n'est guère sérieuse. Le rachat de la propriété à ses détenteurs actuels, mais c'est d'abord la consécration de droits qu'ils ne possèdent pas. Nous les qualifions journellement de parasites et de voleurs, et nous voulons négocier avec eux, absolument comme le passant qui offrirait à l'apache de lui racheter le porte-monnaie que ce dernier vient de lui dérober. Fort probablement les deux voleurs, le bourgeois et l'apache, riraient de la naïveté de leurs dupes. Et ensuite, où donc les non possédants pourraient-ils prendre la valeur nécessaire pour acquérir la totalité de la richesse sociale ? Quels siècles de tranquillité pour les bourgeois, si nous acceptions de nous engager dans une telle voie !

La seconde solution procède d'un même esprit. On expropriera les capitalistes; mais on leur donnera une indemnité. Quels scrupules ! Ce serait si méchant de reprendre purement et simplement ce qui appartient à tous, ce qui a été accaparé injustement. Cette indemnité, où la prendra-t-on? sur la production évidemment. Il y aura donc encore des privilégiés (les indemnisés) qui ne produiront pas et des turbineurs qui peineront pour leur faire des rentes, absolument comme aujourd'hui. C'est une duperie, sinon une chimère car il n'est pas dit que les bourgeois accepteraient cette solution si boiteuse soit-elle.

La troisième solution, c'est l'expropriation complète et définitive, sans conditions, prononcée par le Parlement socialiste. On néglige de vous dire, par exemple, comment le Parlement socialiste s'y prendra pour faire de sa loi une réalité, pour faire appliquer son décret. Car je ne crois pas, pour ma part, à l'hypothèse d'une nouvelle nuit du 4 août, où les bourgeois bénévoles viendront de leur propre mouvement renoncer à leurs biens. Les bourgeois se défendront farouchement, avec énergie. On l'a bien vu pour cette loi sur le repos hebdomadaire qui ne les atteignait pourtant pas beaucoup dans leurs intérêts. Ils nous ont donné en cette occasion un bon exemple d'action directe. Que serait-ce alors si nous voulions les déposséder ! La loi d'expropriation resterait lettre morte, à moins qu'elle ne soit appliquée par la violence, c'est-à-dire par les travailleurs eux-mêmes devenus conscients et décidés à conquérir le droit à la vie dont ils sont frustrés. Le moins que l'on puisse donc dire contre ce moyen de transformation sociale par la politique, c'est qu'il est purement inutile, puisque de toute façon, il faudra en venir aux procédés extra légaux, extra parlementaires que nous préconisons.

Alors pourquoi nous enlizer dans les sentiers tortueux de la politique ? Pourquoi employer notre énergie dans l'attente d'une majorité rédemptrice qui ne viendra jamais, puisque le révolutionnarisme diminue progressivement à mesure que l'élu s'approche de l'assiette au beurre convoitée. Nous ne craignons pas de l'affirmer, la mentalité électorale est anti-révolutionnaire. Comme le croyant, comme le religieux, l'électeur place sa foi, sa confiance en une force extérieure ou supérieure à lui-même tandis qu'il devrait, au contraire, prendre confiance de son individualité, de ses droits, de ses intérêts et se dresser en révolté contre la Société d'iniquité et de servitude. La politique est l'ornière que nous devons éviter à tout prix. Avant l'évolution suggestive de la plupart de ses élus, le Parti socialiste lui-même combattait la bourgeoisie sur le terrain de la lutte de classes, dédaignant le bulletin de vote qualifié par ses militants «la tranquillité des bourgeois», «l'amusement des travailleurs», Jules Guesde lui-même, le farouche votard, qui aujourd'hui qualifie de déviation et d'aberration tout ce qui ne se cantonne pas strictement sur le terrain électoral, Guesde, lui-même, bien avant d'être député, combattait le suffrage universel dans son journal l'Égalité et dans de nombreux écrits dont je vais vous lire un extrait significatif, paru en 1878 dans une brochure intitulée La République et les Grèves:

«Si électeurs, si souverains qu'ils soient, les salariés qui ont pu au moyen de leur suffrage libérer intérieurement le pays, lui refaire des finances, un crédit, des frontières, etc., ont été impuissants, non seulement à réduire d'une heure les travaux forcés auxquels les condamne leur expropriation héréditaire de tout le capital existant, non seulement à accroître si peu que ce soit, la part qui leur est attribuée sous forme de salaire dans la richesse générale dont ils sont cependant les seuls producteurs ou reproducteurs annuels; mais même à retenir, à conserver les moyens insuffisants de subsistance préalablement acquis; quelle démonstration plus éclatante de la stérilité au point de vue ouvrier de ce suffrage universel dont la plupart hélas ! encore dupes de la sophistique radicale persistent à attendre leur émancipation graduelle et pacifique.»

Et dans l'Almanach du Peuple en 1873, Guesde disait encore:

«Rien de plus triste et de plus inexplicable que le charme qu'exerce encore aujourd'hui le suffrage universel sur la généralité de la classe ouvrière. Si cependant l'histoire des dernières années a démontré quelque chose, c'est que l'émancipation politique du prolétariat, telle qu'elle résulte de son admission au scrutin est une duperie. C'est que toute intervention électorale de la classe laborieuse, tournait fatalement au profit de son ennemie: la bourgeoisie».

Ces citations seront suffisantes, camarades, en nous montrant ce qu'a été l'évolution du Parti socialiste, depuis qu'il s'est mêlé à la cuisine politique. Ces constatations sont, dis-je, suffisantes pour nous permettre d'envisager ce que deviendraient l'idée et le programme socialiste, le jour où le parti d'opposition, le Parti socialiste serait devenu un parti de Gouvernement, c'est-à-dire de conservation sociale.

C'est pourquoi nous disons que le parlementarisme et la politique sont des duperies, que les travailleurs ne doivent plus prêter leurs épaules aux arrivistes, quels qu'ils soient, et que nous ne voulons plus servir de piédestal aux endormeurs de tous les partis politiques !

LA RÉVOLUTION VIOLENTE

Nous sommes donc des «Révolutionnaires» partisans, comme je l'ai dit déjà, de la transformation de la Société.

Néanmoins, à ce point de mon exposé de ce soir, je suis obligé de m'arrêter de nouveau pour émettre quelques réserves et faire, avec vous, d'intéressantes constatations.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on songe à faire la «révolution». De tous temps, il y a eu des hommes qui se sont révoltés contre les institutions de leur époque et qui ont essayé de secouer violemment le joug de la tyrannie. L'histoire humaine est une longue suite de révoltes. Depuis la rébellion des esclaves suscitée par Spartacus contre le monde romain, jusqu'à l'insurrection communaliste de 1871, l'histoire nous apprend toutes les révoltes, émeutes, jacqueries, révolutions qui ont dressé les opprimés contre les oppresseurs. Nous n'avons donc pas la prétention d'inventer quelque chose en appelant les hommes conscients à la révolte dans un but émancipateur.

Mais nous voulons nous demander comment il se fait que tous ces efforts soient demeurés infructueux, Nous voulons approfondir les raisons pour lesquelles la Société est toujours mauvaise et les individus toujours écrasés. C'est, en effet, hors de doute, les formes sociales se sont modifiées, les institutions ont changé de nom, mais les situations respectives du riche et du pauvre, de celui qui possède et de celui qui ne possède rien, sont demeurées les mêmes. Aujourd'hui comme hier, le propriétaire, le capitaliste possède la faculté de réduire à merci le non-possédant, le prolétaire et c'est pourquoi nous disons que les révolutions successives, en changeant la forme politique de la Société, n'ont pas changé le sort de l'opprimé. La République a remplacé l'Empire comme celui-ci avait remplacé la Royauté. Simple modification dans le mode de gouvernement qui ne nous a pas émancipé puisque le salariat actuel est aussi despotique que le servage et l'esclavage auxquels il a succédé.

La cause de ces échecs successifs est facile à trouver et, comme nous sommes ici non pour vous flatter, ni pour vous tromper, cela ne nous dérange pas de vous aider à la découvrir. Si le peuple est toujours opprimé, si les révolutions qu'il a accomplies victorieusement se sont retournées contre lui, c'est parce qu'il n'est pas, c'est parce qu'il n'a jamais été assez conscient, assez éduqué pour faire ses affaires lui-même. Il marche comme en 1789, pour le compte de la Bourgeoisie qui vient remplacer au pouvoir la Royauté et la Féodalité que le peuple vient de renverser. Immense troupeau d'esclaves, asservi par tous les préjugés, victime de toutes les ignorances, croyances et erreurs, le peuple est à la disposition de n'importe quelles catégories d'intrigants et de roublards ou de dominateurs qui sauront flatter ses préjugés pour mieux le conduire et le dépouiller.

Le but essentiel et fondamental que nous poursuivons et qui consiste dans la transformation de la Société ne sera donc pas forcément obtenu par la Révolution sociale; il ne faut pas considérer cette dernière comme une panacée qui viendra magiquement transformer les choses sans que les individus aient besoin de s'en occuper. Que du jour au lendemain la Révolution éclate, qu'elle soit victorieuse, qu'elle renverse la Bourgeoisie, que se produira-t-il ? A quoi assisterons-nous ? Au bout d'un temps plus ou moins long, les travailleurs ignorants ayant conservé les préjugés qui sont précisément les causes de la mauvaise organisation sociale, reconstruiront (quoique sous une forme différente) la Société unique et oppressive qu'ils viendront de culbuter. Ils nommeront un gouvernement provisoire dont s'empareront tous les arrivistes. Ces derniers formeront une nouvelle caste dirigeante privilégiée intéressée à conserver ses fonctions et intervenant dans ce travail pour réglementer et annihiler la liberté des individus redevenus esclaves d'une tyrannie nouvelle. La classe bourgeoise a su profiter de la Révolution de 1789 et du sang versé par le peuple pour la faire aboutir et actuellement nous avons bien peur qu'au lendemain d'une révolution accomplie par les travailleurs ignorants, il se trouve dans la coulisse une nuée de politiciens prêts à nous gouverner au nom du quatrième État. Ce n'est pas ce que nous voulons, ce n'est pas ce but qui est à atteindre. Et c'est pourquoi la première condition, indispensable à la réussite d'une révolution véritable ct profonde, c'est l'évolution des mentalités, l'émancipation intellectuelle et la Révolution dans les cerveaux !

Si nous savons ce que nous voulons, si nous nous sommes pénétrés du but à atteindre, nous saurons ne pas être dupes, nous pourrons profiter de la victoire acquise pour organiser enfin la production libre par l'entente fraternelle des travailleurs.

Une révolution inconsciente ne peut aboutir à rien de bon, car la Société ne peut être que l'émanation des individus qui la composent. La Révolution prochaine sera le couronnement de l'évolution contemporaine. Ce ne sera pas pour cela un point terminus pour le progrès social, ce sera le point de départ d'une évolution nouvelle vers la conquête d'une vie toujours meilleure, toujours plus libre.

On s'effraie aussi devant ce mot de Révolution. On affecte de croire qu'il ne peut signifier autre chose que le soulèvement des passions les plus mauvaises et l'égorgement aveugle et sanguinaire. De telles conceptions sont trop ridicules pour être prises en considération par nous. Nous ne savons pas, en vérité, si la Révolution ou les révoltes qui seront nécessaires, revêtiront une forme violente ou pacifique. Nul ne peut le prévoir, nul ne peut non plus le décréter. La Révolution sera ce que les hommes, ce que les circonstances la feront. Qu'il me soit permis de penser néanmoins que les résistances rencontrées seront inouïes et que les efforts revendicateurs devront être vigoureux. Il ne faut pas se bercer d'espoirs mensongers, ceux qui jouissent de la vie, grâce aux privilèges qu'ils ont acquis, n'ont pas intérêt à la transformation sociale; au contraire, ils défendront le régime dont ils profitent et ils le défendront d'autant mieux qu'ils auront à leur disposition, comme aujourd'hui, un certain nombre d'imbéciles et de gogos, des bandes de larbins et de policiers, de valets, de mouchards et de lâches. Ce troupeau de renégats est pourtant exploité, lui aussi, mais il est trop veule et trop abruti pour le comprendre. Contre cette clique de parasites et de châtrés, il faudra agir si nous voulons vaincre, si nous ne voulons pas attendre des siècles. Tous les moyens seront bons pour remettre la main sur la richesse sociale, pour arracher aux capitalistes le patrimoine de tous et pour instaurer entre nous un régime nouveau, basé sur la camaraderie et sur la liberté.

Il y a évidemment bien des gens qui se disent ou qui se croient révolutionnaires. Il y a bien des façons de concevoir la révolution,  puisque nous avons le spectacle de partis politiques s'intitulant pompeusement socialistes révolutionnaires et qui n'ont pas d'autre but que d'embrigader les individus pour les envoyer aux urnes sanctionner par leur suffrage, la Société capitaliste. La libération ne peut se faire par la légalité, c'est par la révolte qu'elle aboutira et notre action n'a rien de commun avec celle de ces faux révolutionnaires.

Je crois vous avoir, camarades, expliqué dans quel sens on peut logiquement se dire révolutionnaire. Vous avez compris que j'étais adversaire des réformes trompeuses, mensongères et de la politique sans être pour cela partisan de nous ruer impulsivement la tête contre le mur. La révolution telle que je la comprends, sera large, profonde, consciente et intégrale. Pour cela il nous faut la préparer, il faut précipiter l'évolution. Il faut, en un mot, que l'éducation individuelle soit le prélude de l'action pratique et efficace.

LES PRÉJUGÉS

J'ai prononcé le mot d'éducation, que doit être cette éducation ? En quoi peut-elle consister ? L'éducation anarchiste doit avoir pour but de transformer les esclaves en révoltés, les suiveurs et les moutons en individus conscients, les dirigés et les gouvernés en hommes capables de se conduire sans maîtres.

L'éducation anarchiste a pour but d'ouvrir les yeux aux miséreux, aux prolétaires; de leur faire voir comment et pourquoi la société est mal faite, de leur faire comprendre qu'il n'en sera pas fatalement toujours ainsi, et qu'ils peuvent en se révoltant, améliorer leur sort. L'éducation anarchiste substitue le libre examen à la croyance aveugle, à l'ignorance, à la veulerie.

Oui, nous disons aux individus qu'ils doivent jeter les yeux autour d'eux, ne plus croire à la fatalité sociale ou économique et essayer de s'expliquer le fonctionnement des institutions bourgeoises.

Si la société dure, si l'iniquité se perpétue, c'est précisément parce que les travailleurs acceptent, sans les contrôler, ses principes et ses préjugés. En effet où trouve-t-elle sa force, cette société bourgeoise que nous combattons ?

On crie contre les capitalistes, on s'indigne contre les patrons, on les traite d'assassins, de vautours, de vampires, que sais-je encore ? On a tort, ces déclamations sont inutiles et déplacées. Ce n'est pas la puissance des capitalistes qui perpétue le capitalisme. Combien sont-ils les bourgeois ? Loin d'être le nombre, ils ne sont qu'une petite minorité, sans puissance propre, sans force personnelle. Malgré cette infériorité, leurs privilèges sont respectés, leur domination est maintenue et ce n'est pas, je le répète, par la puissance des capitalistes, mais par la bêtise, par la veulerie de la classe ouvrière.

Si l'exploiteur peut dépouiller à lui seul un nombre considérable de prolétaires, c'est parce que ceux-ci sont généralement inconscients. C'est parce qu'ils croient «qu'il en faut bien des patrons» et «qu'il y en a toujours eu et qu'il y en aura toujours». ! Voilà où le patron trouve sa force; elle ne réside pas autre part que dans la stupidité ouvrière.

La question qui nous occupe spécialement ce soir, ce problème des Fusilleurs et des Fusillés dont nous nous sommes forcément écarté par cette étude de la question sociale, constitue une argumentation lumineuse en faveur de mon affirmation.

Dans toutes ces boucheries, dans tous ces massacres, vous êtes-vous demandé de quel côté étaient véritablement les fusilleurs ? Car encore une fois, il ne suffit pas de traiter un Clemenceau d'assassin, pour avoir résolu ce problème. Ce n'est ni Clemenceau, ni les bourgeois, ni les capitalistes qui ont pressé la détente et étendu à terre les cadavres ouvriers. Et pourtant ils ne sont pas partis tous seuls, non plus, ces fusils ! Ceux qui les ont fait partir, ceux qui les feront partir peut-être encore demain, nous les connaissons, c'est toute la foule anonyme des pioupious, des soldats, c'est-à-dire les travailleurs momentanément déguisés en guerriers, en polichinelles bariolés. Voilà où sont les fusilleurs. Les fusilleurs, ce sont ceux que l'on fusillera demain à leur tour, lorsqu'ils auront quitté la livrée militaire. Les fusilleurs ce sont des exploités, des miséreux qui acceptent de défendre le capital contre des grévistes ou des révoltés dont pourtant les intérêts sont identiques aux leurs.

Pourquoi agissent-ils ainsi ? Pourquoi une telle aberration est-elle possible ? Mais simplement parce que les travailleurs sont des ignorants, des inconscients. Parce qu'ils ont dans le cerveau des idées fausses, les préjugés stupides. Ce n'est pas par parti-pris ou en connaissance de cause qu'ils jouent ce rôle imbécile et odieux, et qu'ils participent à édifier la force du militarisme en laquelle la classe bourgeoise trouve sa meilleure défense. C'est parce qu'on les a trompé, dupé, berné, c'est parce qu'ils croient à cette blague de la patrie, à ce mensonge intéressé des gouvernants.

Oui, on a perverti leur cerveau avec le patriotisme, on les a intoxiqué de cette idée depuis leur plus jeune âge, on leur a dit qu'il était nécessaire de servir le drapeau, de défendre la France... et au besoin de mourir pour sauvegarder l'intégrité du sol national... On leur a fait croire que c'était leur intérêt d'agir ainsi... et bénévolement, sans réflexion, ils s'en vont à la caserne et prennent le fusil qui leur servira, non contre l'étranger, mais contre les camarades d'atelier, contre l'ami d'hier qui revendiquera une amélioration, si dérisoire soit-elle.

Eh bien, nous disons qu'il n'est pas possible d'être révolutionnaire sans être antimilitariste, car aussi longtemps que la bourgeoisie pourra s'appuyer sur l'armée, elle ne craindra ni nos révoltes, ni nos mécontentements. Et j'ajoute qu'il est également impossible d'être antimilitariste sans être antipatriote. Il n'y a pas d'autre moyen de détruire l'armée, le militarisme que de le saper dans sa base, que de le tarir dans sa source, que de détruire l'effet dans la cause. dans le principe. c'est-à-dire dans l'idée de patrie, le patriotisme.

Détruire l'idée de patrie, rendre les travailleurs antipatriotes, c'est les rendre capables de ne plus nous fusiller, de ne plus soutenir la bourgeoisie, c'est rendre possible la transformation sociale.

Il nous suffit donc de montrer aux prolétaires toute la dérision de ce mot de patrie. Nous ne leur disons pas que la patrie n'existe pas. Si, elle existe ! Elle est belle, bonne et superbe pour ceux qui la possèdent au détriment de tous et qui en profitent pour nous exploiter. Champs, usines, mines, richesses de tous genres, constituent la patrie que la bourgeoisie devrait défendre au prix de son sang, puisqu'elle en jouit. Mais elle prétend nous faire remplir ce rôle, il faut que ce soit nous qui n'avons rien, qui défendions les châteaux et les propriétés. En quoi cela peut-il nous intéresser ? Nous ne sommes nullement solidaires des intérêts de ces gens-là. Chaque jour, ils nous prennent un peu de notre existence, ils nous font une vie de misère, de privations, de souffrance, de maladie, une vie sans bonheur, sans loisirs, sans joies, sans liberté. Ce sont des exploiteurs, des tyrans, ce sont des ennemis. A quel titre serions-nous solidaires ? Folie que telle idée. Que nous soyons dépouillés par l'étranger, c'est une hypothèse bien aléatoire, mais quand même cela devrait se produire, nous nous eu désintéressons. L'étranger ne peut rien nous prendre puisque nous n'avons rien. Il ne nous apportera rien, c'est entendu, aussi notre sort, sous la dépendance d'un patron français et républicain ou d'un patron allemand et royaliste, sera-t-il aussi pénible. Le changement est vraiment trop insignifiant pour mériter le risque de notre vie.

Les arguments que nous pouvons donner contre cette idée néfaste, sont nombreux et le patriotisme n'est plus bien solide. L'ennemi à combattre, ce n'est pas l'allemand ou l'anglais, que nous ne connaissons pas, que nous n'avons jamais vu, qui a peut-être, lui aussi, des aspirations de révolté. L'ennemi, c'est celui qui nous affame et nous asservit, patron, rentier, capitaliste, magistrat, gouvernant, c'est aussi celui qui se courbe et se résigne, ouvrier inconscient et avachi.

Détruire l'idée de patrie est donc une besogne urgente et primordiale, au point de vue rénovateur. Il faut également combattre la religion et les idées religieuses. On croit souvent à tort que cette action est purement philosophique et qu'elle n'a aucun intérêt pour la question économique et sociale. C'est une profonde erreur, à condition toutefois de prendre cette propagande dans son but d'éducation antireligieuse et non de simple compétition électorale.

Depuis 40 ans, on fait la guerre aux curés et au cléricalisme, mais ce n'est pas pour affranchir les individus, c'est pour arracher le pouvoir aux partis de réaction et s'y installer à leur place, profitant de leur situation et jouissant des mêmes prérogatives et prébendes. Qu'est-ce que cela peut bien nous faire que les radicaux aient remplacé au gouvernement les calotins ? Sommes-nous moins exploités, moins fusillés ? Au contraire !

Aussi, la gymnastique anticléricale des politiciens qui bouffent du curé pour obtenir le suffrage des gogos ne nous intéresse-t-elle pas. Elle va contre le but que nous voulons atteindre, qui n'est pas un but superficiel d'adoption politique, mais de véritable éducation.

Il faut combattre la religion parce que c'est un gendarme du capitalisme. Le prêtre est aussi utile au patron que le policier. Tandis que ce dernier appréhende l'individu qui enfreint les lois sociales, le curé effraye les naïfs avec ses histoires de revenants, de monde futur, de purgatoire et d'enfer. Le curé prêche la résignation, recommande l'esclavage, l'obéissance. Il montre les récompenses futures qui attendent le miséreux après sa mort. Plus vous serez malheureux, plus vous goûterez, plus tard, les béatitudes éternelles à la droite de Dieu, au milieu des anges et des chérubins.

Voilà le rôle de la religion; pendant que les imbéciles prient et se résignent, les cléricaux et les capitalistes, méprisant la vie future, se hâtent de jouir du paradis terrestre que nous sommes assez bêtes de leur abandonner.

Et on viendra nous dire que la question antireligieuse n'a pas sa place dans la bataille révolutionnaire ? C'est une dérision, ou l'on est révolutionnaire ou l'on ne l'est pas. Si l'on est vraiment révolutionnaire, si l'on poursuit sincèrement et sérieusement la transformation de la société, il faut combattre celle-ci dans toutes les institutions mauvaises qui perpétuent son existence, il faut être anticapitaliste, antiparlementaire, antimilitariste, antipatriote, antireligieux. Il n'y a pas à sortir de là, tout le reste n'est que mensonge, équivoque et sophisme.

Il s'agit donc de devenir conscient, de s'éduquer, d'aider autrui à se débarrasser des préjugés de Dieu, de Patrie, de Propriété. Il faut répandre autour de soi les idées logiques, les idées de révolte. Si vous ne le faites pas, si vous ne voulez pas combattre l'erreur, ne venez pas vous plaindre lorsque demain, vous serez fusillés, Parmi les pioupious imbéciles qui vous mitrailleront, vos propres enfants se trouveront peut-être. Vous vous indignerez contre cette aberration et pourtant ?

C'est vous qui armez leurs bras, c'est vous qui leur transmettez les bêtises sur la Patrie, c'est vous qui les livrez au curé ou à l'instituteur qui les abrutiront consciencieusement. Et quant à vingt et un ans ils sont devenus — grâce à vous— les jouets de la bourgeoisie et qu'ils vous fusillent, qu'ils visent dans le tas de leurs amis d'hier, vous vous plaignez, vous vous indignez. Vous avez tort vous dis-je, vous récoltez ce que vous avez semé, vous n'avez que ce que vous méritez !

S'il me fallait montrer à fond ce que doit être, ce que peut être l'éducation anarchiste, je n'en finirai pas ce soir. Laissez-moi vous signaler pourtant que votre vie est tissée de bien d'autres préjugés dont il vous faudra vous défaire. Laissez-moi en passant vous montrer vos femmes, compagnes pour lesquelles vous ne faites rien, bien que leur ignorance soit encore plus grande que la vôtre. Croyez-vous donc faire un monde meilleur en laissant dans la bêtise et l'erreur la moitié de l'humanité, les mères de vos enfants, les pétrisseuses des générations de demain ? Vous êtes bien naïfs et la bourgeoisie a encore de beaux jours, si vous ne voulez pas vous décider à secouer le poids des préjugés et des servitudes sociales.

L'ÉMANCIPATION

On objectera qu'une telle conception de la question sociale repousse à un avenir bien lointain l'échéance de la classe capitaliste. A première vue il paraît en effet que les efforts impulsifs des partis électoraux ou des mouvements corporatifs soient plus vigoureux. Il n'en est rien si l'on réfléchit que ces vaines agitations n'aboutissent jamais à rien, tandis que l'éducation des individus obtenait des résultats moins rapides, est plus certaine, parce qu'elle ne craint pas les périodes de recul, les éternels recommencements.

C'est en nous jugeant selon leurs mentalités de résignés que les moutonniers se figurent que nous voulons attendre que tous les hommes soient conscients, que tous les individus soient devenus des petits saints, des êtres parfaits, pour faire quelque chose !

Mais camarades, nous n'attendons pas que tous les hommes soient conscients pour faire la révolution ! Ah on peut en rire de cette révolution individuelle, n'empêche que c'est la meilleure et la plus sérieuse. Nous agissons révolutionnairement chaque fois que nous esquissons un geste de révolte. Nous agissons révolutionnairement en émancipant d'autres hommes, en en faisant des camarades, en nous associant avec eux pour vivre fraternellement, pour travailler sans patrons, pour sortir un peu des rouages autoritaires et vivre selon nos conceptions.

Le révolutionnaire (?) qui vote ou qui est syndiqué et qui se figure avoir fait tout ce qu'il doit faire, est dans l'erreur. Et si en rentrant de payer ses cotisations ou en sortant de la réunion publique, il se saoule et bat sa femme et ses mioches, je trouve qu'il n'est pas prêt à faire cette révolution dont il parle si fort...

Ce n'est pas l'apparence, ni le bruit qui transforment les mondes sociaux. Cent mille hommes syndiqués ou groupés politiquement formant des troupeaux bien disciplinés, bien embrigadés, composés d'individus inconscients et abrutis ne feront rien de bon.

Au contraire une poignée d'hommes conscients, éduqués, énergiques pourront au sein de la société bourgeoise faire œuvre efficace et en précipiter la désagrégation. Nous voulons vivre, nous voulons arracher au milieu tout ce que notre force sera susceptible de lui arracher. Éduquez-vous, révoltez-vous, venez avec nous; unis nous serons plus forts, nous affirmerons notre volonté de vie et de bonheur, la soif de liberté que nous voulons apaiser non dans mille ans, mais immédiatement. Ce ne sera plus une simple besogne de spéculation et d'éducation mais alors de libération, de réalisation. Et si la société capitaliste cherche à détruire les embryons libertaires que nous aurons créé, ce sera par tous les moyens que nous défendrons non plus une entité ou un mirage mais une réalité.

Allez, vous ne sortirez de l'esclavage que si vous le voulez fermement. Si vous êtes trop vieux ou trop veules pour cela, oh alors laissez-vous bercer par les paroles menteuses des politiciens, des charlatans et des curés. Mais c'est aux hommes actifs, c'est aux jeunes que je m'adresse en leur demandant d'étudier la question, convaincu qu'ils viendront ensuite poursuivre à nos côtés la disparition de l'autorité et de la souffrance.

Oui, la société est mal faite et c'est de votre faute, oui, nous sommes esclaves et nous le méritons, oui nous sommes résignés et il ne faut plus l'être. C'est ce que j'ai voulu montrer ce soir. Je crois qu'il est nécessaire de placer la question sur son véritable terrain, sans nous laisser aveugler et tromper par tous les roublards intéressés à le faire.

Pénétrons-nous donc de cette vérité qu'aussi longtemps que nous patienterons, que nous maintiendrons l'organisation actuelle et ses principes, nous serons esclaves, exploités, malheureux. En attendant que les uns ne soient plus assez bêtes pour servir de fusilleurs et que les autres ne soient plus assez lâches pour se laisser fusiller, éclairons nos cerveaux, fortifions notre volonté afin de vivre dès maintenant en hommes libres, en révoltés conscients, en anarchistes !



(1) Dans un but de propagande et de diffusion des critiques et des arguments que les anarchistes opposent aux institutions autoritaires, nous éditons en brochure cette conférence de vulgarisation prononcée en 1908, 1909, 1910 dans un grand nombre de villes de France et entre autres à Lyon, Nîmes, Calais, Clermont-Ferrand, Narbonne, Béziers, etc.

André LORULOT


18/08/2008
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