aNaRkiSs

Albert Libertad : quelques écrits...

Albert LIBERTAD













Quelques écrits...
























Les écrits de notre camarade Libertad que nous proposons au lecteur dans les pages qui suivent sont la reproduction in extenso de ceux republiés dans les années vingt par les éditions de l’en dehors ( La liberté - Nous allons - Ultime bonté) sous la direction de L. Armand, et de la publication mensuelle de l’anarchie n° 17 dirigée par Louis Louvet (Le culte de la charogne).







La liberté





Beaucoup pensent que c’est une simple querelle de mots, une préférence de termes qui fait se déclarer les uns libertaires, les autres anarchistes. J’ai un avis tout différent.

Je suis anarchiste et je tiens à l’étiquette non pour une vaine parure de mots, mais parce qu’elle signifie une philosophie, une méthode différentes de celles du libertaire.

Le libertaire, ainsi que l’indique le mot, est un adorateur de la liberté. Pour lui, elle est le commencement et la fin de toutes choses. Rendre un culte à la liberté, inscrire son nom sur tous les murs, lui élever des statues éclairant le monde, en parler à tout propos et hors de propos, se déclarer libre de ses mouvements alors que le déterminisme héréditaire, atavique et ambiant vous fait esclave... voilà le fait du libertaire.

L’anarchiste, en s’en reportant simplement à l’étymologie, est contre l’autorité. C’est exact. Il ne fait pas de la liberté la causalité mais plutôt la finalité de l’évolution de son individu. Il ne dit pas, même lorsqu’il s’agit du moindre de ses gestes : “ Je suis libre ” mais : “ Je veux être libre ”. Pour lui, la liberté n’est pas une entité, une qualité, un bloc qu’il a ou qu’il n’a pas, mais un résultat qu’il acquiert au fur et à mesure qu’il acquiert de la puissance.

Il ne fait pas de la liberté un droit antérieur à lui, antérieur aux hommes, mais une science qu’il acquiert, que les hommes acquièrent, au jour le jour, en s’affranchissant de l’ignorance, en s’emparant des forces de la nature, en supprimant les entraves de la tyrannie et de la propriété.

L’homme n’est pas libre de faire ou de ne pas faire, de par sa seule volonté. Il apprend à faire ou à ne pas faire quand il a exercé son jugement, éclairé son ignorance ou détruit les obstacles qui le gênaient. Ainsi, si nous plaçons un libertaire, sans connaissances musicales, devant un piano, est-il libre d’en jouer ? Non ! il n’aura cette liberté que lorsqu’il aura appris la musique et le doigté de l’instrument. C’est ce que dit l’anarchiste. Aussi lutte-t-il contre l’autorité qui l’empêche de développer ses aptitudes musicales — lorsqu’il en a — ou qui détient les pianos. Pour avoir la liberté de jouer, il faut qu’il ait la puissance de savoir et la puissance d’avoir un piano à sa disposition.

La liberté est une force qu’il faut savoir développer en son individu ; nul ne peut l’accorder.

Lorsque la République prend la devise fameuse : “ Liberté, égalité, fraternité ”, fait elle que nous soyons libres, que nous soyons égaux, que nous soyons frères ? Elle nous dit : “Vous êtes libres ”. Ce sont de vaines paroles puisque nous n’avons pas la puissance d’être libres. Et pourquoi n’avons-nous pas cette puissance ? Surtout parce que nous ne savons pas en acquérir la connaissance exacte. Nous prenons le mirage pour la réalité.

Nous attendons toujours la liberté d’un État, d’un Rédempteur, d’une Révolution, nous ne travaillons jamais à la développer dans chaque individu. Quelle est la baguette magique qui transformera la génération actuelle née de siècles de servitude et de résignation en une génération d’hommes méritant la liberté, parce qu’assez forts pour la conquérir ?

Cette transformation viendra de la conscience qu’auront les hommes de n’avoir pas la liberté de la conscience, que la liberté n’est pas en eux, qu’ils n’ont pas le droit d’être libres, qu’ils ne naissent pas tous libres et égaux... et que pourtant il est impossible d’avoir du bonheur sans la liberté. Le jour où ils auront cette conscience ils seront prêts à tout pour acquérir la liberté. C’est pourquoi les anarchistes luttent avec tant de force contre le courant libertaire qui fait prendre l’ombre pour la proie.

Pour acquérir cette puissance, il nous faut lutter contre deux courants qui menacent la conquête de notre liberté : il faut la défendre contre autrui et contre soi-même, contre les forces extérieures et contre les forces intérieures.

Pour aller vers la liberté, il nous faut développer notre individualité. — Quand je dis : aller vers la liberté, je veux dire aller vers le plus complet développement de notre individu. — Nous ne sommes donc pas libres de prendre n’importe quel chemin, il faut nous efforcer de prendre le “ bon chemin ”. Nous ne sommes pas libres de céder à des passions déréglées, nous sommes obligés de les satisfaire. Nous ne sommes pas libres de nous mettre en un état d’ébriété faisant perdre à notre personnalité l’usage de sa volonté et la mettant sous toutes les dépendances ; disons plutôt que nous subissons la tyrannie d’une passion que la misère ou le luxe nous a donnée. La véritable liberté consisterait à faire acte d’autorité sur cette habitude, pour se libérer de sa tyrannie et des corollaires.

J’ai bien dit : acte d’autorité, car je n’ai pas la passion de la liberté considérée à priori. Je ne suis pas libérâtre. Si je veux acquérir la liberté, je ne l’adore pas. Je ne m’amuse pas à me refuser à l’acte d’autorité qui me fera vaincre l’adversaire qui m’attaque, ni même je ne me refuse pas à l’acte d’autorité qui me fera attaquer l’adversaire. Je sais que tout acte de force est un acte d’autorité. Je désirerais n’avoir jamais à employer la force, l’autorité contre d’autres hommes, mais je vis au vingtième siècle et je ne suis pas libre de la direction de mes mouvements pour acquérir la liberté.

Ainsi, je considère la Révolution comme un acte d’autorité de quelques uns sur quelques autres, la révolte individuelle comme un acte d’autorité d’un sur d’autres. Et pourtant je trouve ces moyens logiques, mais je veux en déterminer exactement l’intention. Je les trouve logiques et je suis prêt à y coopérer, si ces actes d’autorité temporaire ont pour but de détruire une autorité stable, de donner plus de liberté ; je les trouve illogiques et je les entrave, s’ils n’ont pour but que de déplacer une autorité. Par ces actes, l’autorité augmente de puissance : elle a celle qui n’a fait que changer de nom, plus celle que l’on a déployée à l’occasion de ce changement.

Les libertaires font un dogme de la liberté ; les anarchistes en font un terme. Les libertaires pensent que l’homme naît libre et que la société le fait esclave. Les anarchistes se rendent compte que l’homme naît dans la plus complète des dépendances, dans la plus grande des servitudes et que la civilisation le mène sur le chemin de la liberté.

•••

Ce que les anarchistes reprochent à l’association des hommes — à la société — c’est d’obstruer le chemin après y avoir guidé nos premiers pas. La société délivre de la faim, des fièvres malignes, des bêtes féroces évidemment — pas en tous les cas, mais en la généralité — mais elle le fait la proie de la misère, du surmenage et des gouvernants. Elle le mène de Charybde en Scylla. Elle fait échapper l’enfant à l’autorité de la nature pour le placer sous l’autorité des hommes.

L’anarchiste intervient. Il ne demande pas la liberté comme un bien qu’on lui a pris, mais comme un bien qu’on lui empêche d’acquérir. Il observe la société présente et il constate qu’elle est un mauvais instrument, un mauvais moyen pour appeler les individus à leur complet développement.

L’anarchiste voit la société entourer les hommes d’un treillis de lois, d’un filet de règlements, d’une atmosphère de morale et de préjugés sans rien faire pour les sortir de la nuit de l’ignorance. Il n’a pas la religion libertaire, libérale pourrait-on dire, mais il veut de plus en plus la liberté pour son individu, comme il veut un air plus pur pour ses poumons. Il se décide alors à travailler par tous les moyens à briser les fils du treillis, les mailles du filet et il s’efforce d’ouvrir grandes les baies du libre examen.

Le désir de l’anarchiste est de pouvoir exercer ses facultés avec le plus d’intensité possible. Plus il s’instruit, plus il prend d’expérience, plus il renverse d’obstacles, tant intellectuels, moraux que matériels, plus il prend un champ large, plus il permet d’extension à son individualité, plus il devient libre d’évoluer et plus il s’achemine vers la réalisation de son désir.

Mais que je ne me laisse pas entraîner et que je revienne plus exactement au sujet.

Le libertaire qui n’a pas la puissance de réaliser une observation, une critique dont il reconnaît le bien fondé ou qui même ne veut pas la discuter, répond : “ Je suis bien libre d’agir ainsi. ” L’anarchiste dit : “ Je crois que j’ai raison d’agir ainsi, mais voyons ”. Et si la critique faite s’adresse à une passion dont il ne se sent pas la force de se libérer, il ajoutera : “ Je suis sous l’esclavage de l’atavisme et de l’habitude ”. Cette simple constatation ne sera pas bénévole. Elle portera une force en elle-même, peut être pour l’individu attaqué, mais sûrement pour l’individu qui la fait, et pour ceux qui seront présents moins attaqués par la passion en question.

L’anarchiste ne se trompe pas sur le domaine acquis. Il ne dit pas : “ Je suis bien libre de marier ma fille si ça me plaît ? — J’ai bien le droit de porter un chapeau haut de forme, si ça me convient ” parce qu’il sait que cette liberté, ce droit sont un tribut payé à la morale du Milieu, aux conventions du Monde ; sont imposés par l’Extérieur à l’encontre de tout vouloir, de tout déterminisme intérieur de l’individu en cause.

L’anarchiste agit ainsi non par modestie, par esprit de contradiction, mais parce qu’il part d’une conception toute différente de celle du libertaire. Il ne croit pas à la liberté innée, mais à la liberté à acquérir. Et du fait de savoir qu’il n’a pas toutes les libertés, il a bien plus de volonté pour acquérir la puissance de la liberté.

Les mots n’ont pas une valeur en eux-mêmes. Ils ont un sens qu’il faut bien connaître, bien préciser afin de ne pas se laisser prendre à leur magie. La grande Révolution nous a bernés par sa devise : “ Liberté, égalité, fraternité ” ; les libéralistes, les libéraux nous ont chanté sur tous les tons leur “ laissez faire ” avec le refrain de la liberté du travail ; les libertaires se leurrent par une croyance en une liberté préétablie et font des critiques en son honneur... Les anarchistes ne doivent pas vouloir le mot mais la chose. Ils sont contre le commandement, contre le gouvernement, contre la puissance économique, religieuse et morale, sachant que plus ils diminueront l’autorité plus ils augmenteront la liberté.

Il est un rapport entre la puissance du Milieu et la puissance de l’Individu. Plus le premier terme de ce rapport diminue, plus l’autorité est diminuée, plus la liberté est augmentée.

Que veut l’anarchiste ? Arriver à faire que les deux puissances s’équilibrent, que l’individu ait la liberté réelle de ses mouvements sans jamais entraver la liberté des mouvements d’autrui. L’anarchiste ne veut pas renverser le rapport pour faire que sa liberté soit faite de l’esclavage des autres, car il sait que l’autorité est mauvaise en soi-même, tant pour celui qui la subit que pour celui qui la donne.

Pour connaître véritablement la liberté, il faut développer l’homme jusqu’à faire que nulle autorité n’ait possibilité d’être.





Nous allons...









... Nous n’avons pas la foi, nous n’avons pas la confiance absolue en notre réussite : nous sommes certains ne n’avoir rien négligé, d’avoir fait tous nos efforts pour être sur la bonne route.

Nous n’avons pas la certitude de réussir : nous avons la certitude d’avoir raison.

Nous ne savons pas, nous ne pouvons même pas savoir si la réussite sera au bout de nos efforts, si elle en sera la récompense ; nous tâchons de faire les gestes d’agir, afin que, logiquement, nous devions arriver au résultat qui nous intéresse.

Ceux qui envisagent le but dès les premiers pas, ceux qui veulent la certitude d’y atteindre avant de marcher n’y arrivent jamais.

Quel que soit le travail entrepris, si près en soit l’achèvement, qui peut dire en voir la fin ? Qui peut dire : je récolterai amplement ce que je sème ; j’habiterai cette maison que je construis, je mangerai les fruits de l’arbre que je plante ?

Et pourtant, on jette le blé en la terre, on assemble les pierres les unes aux autres, on entoure de soins l’arbrisseau.

Parce qu’on ne connaît pas de façon certaine, sûre, pour qui, comment, quand sera le résultat, va-t-on négliger les efforts pour qu’il soit possiblement bon ? Va-t-on jeter le grain sur la roche dure ou le mélanger à l’ivraie ? Va-t-on assembler les pierres sans équerre et le fil à plomb ? Va-t-on mettre le plant au carrefour de tous les vents ?

La joie du résultat est déjà dans la joie de l’effort. Celui qui fait les premiers pas dans un sens qu’il a toute raison de croire bon, arrive déjà au but, c’est-à-dire qu’il a la récompense immédiate de ce labeur.

Nous n’avons pas besoin de connaître si nous réussirons, si les hommes arriveront à vivre dans une harmonie assez grande pour assurer le complet développement de leur individualité, nous avons à faire les gestes pour que cela soit, à aller dans le sens que déterminent juste et notre raisonnement et notre expérience.

Nous ne disons pas : “ Les hommes naissent bons, ils doivent donc s’harmoniser. ” Nous disons : “ Logiquement, il serait de l’intérêt des hommes d’obtenir avec le moindre effort la plus grande somme de bien-être ; non point en vue de supprimer l’effort, mais de l’utiliser toujours à obtenir mieux. Il faut donc leur démontrer où se trouve leur intérêt. L’entente entre les individus est le meilleur moyen pour arriver à assurer le bonheur de l’homme. Essayons de lui faire comprendre. ”

L’idée du heurt de la terre par quelque météore, d’un affaissement du sol, d’un embrasement général pouvant venir interrompre notre démonstration ou notre expérience ne peut nous empêcher de commencer l’une et l’autre. De même, la non-compréhension, par la majorité des hommes, de nos idées, de notre pratique, soit par crétinisme, soit par perversité, ne saurait être une raison pour nous interrompre de penser et de critiquer.

Tout travail commencé est en voie d’achèvement, quelle que soit la résistance du milieu attaqué. Il n’est pas de se suggestionner par la magnificence ou la proximité du but à atteindre, mais bien plutôt de se convaincre par une critique constante que l’on procède de la bonne manière, que l’on ne s’égare pas dans les à-côtés.

Nous allons avec ardeur, avec force, avec plaisir dans tel sens déterminé parce que nous avons la conscience d’avoir tout fait et d’être prêts à tout faire pour que ce soit la bonne direction. Nous apportons à l’étude le plus grand soin, la plus grande attention et nous donnons à l’action la plus grande énergie. Alors que nous dirigeons notre activité dans un sens donné, il n’est point de nous dire : “ Le labeur est dur ; la société étatiste est solidement organisée ; la bêtise des hommes est considérable ”, il serait mieux de nous montrer que nous nous trompons de direction. Si l’on y parvenait, nous emploierions la même force, dans un autre sens, sans aucune défaillance. Car nous n’avons pas la foi en tel but, l’illusion en tel paradis, mais la certitude d’employer notre effort dans le sens le meilleur.

Il ne saurait nous importer d’un résultat immédiat, tangible, mais qui retarderait, détournerait du chemin exact. L’appât des réformes sollicitant la masse des hommes ne saurait nous attarder.

Pour précipiter notre marche, nous n’avons pas besoin des mirages nous montrant le but tout proche, à portée de notre main. Il nous suffit de savoir que nous allons... et que, si parfois nous piétinons sur place, nous ne nous égarons pas.

Le mirage vous appelle à droite et à gauche, vous détourne, et, si l’on réussit à revenir sur la bonne route, c’est affaissé et diminué par l’illusion perdue. La griserie des mots et des illusions ressemble à celle de l’alcool, elle peut jeter les foules dans un mouvement passionné, vers un but tout proche : mais les foules s’arrêtent dégrisées. Elles s’arrêtent découragées par le vide du résultat. La constance du courage n’est pas dans le fait d’arriver, mais dans la certitude d’avoir raison.

Nous n’avons pas besoin que nul poteau indicateur nous montre que nous avons fait le tiers, le quart, le centième du chemin ; que nul ne jauge la quantité de notre effort et son rapport avec l’effort global. Nous nous plaisons à savoir que nous donnons, selon nos forces et dans le sens que nous croyons le meilleur, tout ce que nous pouvons donner.

Nous croyons à une constante évolution, nous savons donc qu’il n’y a pas de but. Il nous suffit d’aller toujours devant nous, toujours dans le bon chemin. Et que les meutes aboient après nous, que nous soyons les fous, les mauvais, que la majorité se dresse sur notre passage, que l’atavisme, l’hérédité veuillent imposer leurs lois comme inéluctables, que le milieu se défende âprement, que le but soit loin, très loin, il ne saurait nous importer.

Nous allons... employant tous les moyens, tour à tour persuasifs et violents. Nous sommes prêts à nous défendre et à attaquer, quel que puisse être le nombre des victimes. Nous sommes prêts à nous unir à quiconque et à tous pour la réalisation du bonheur universel et pour le développement normal de l’Unique.

Nous allons... Chaque effort porte sa joie en lui-même et chaque jour voit son étape, si minime soit-elle.

Nous allons... Nous n’avons pas la certitude d’arriver, nous avons la conscience d’avoir tout fait et d’être prêts à tout faire pour avoir raison, donc pour arriver.

Et c’est ce qui fait que nous sommes les plus forts... que nous ne sommes jamais las.

Nous allons...

•••••





Ultime bonté











Le soleil jetait sur le paysage de lourds rayons. Des cultures monotones s’étendaient au loin, sans nulle ombre, sans nul abri, champs de blé à la cime d’or ondoyante, champs de betteraves aux larges feuilles d’un vert cru. En long ruban blanc, la route courait au milieu, de temps en temps parcourue par quelques piétons las ou quelques bandes en joie qui s’en allaient à la fête, dans quelque village, par là.

Comme le centre d’un cercle dont la circonférence se formait au loin, bien loin, très imprécise, la ferme jetait une note de grisaille dans l’horizon.

Toute la vie qui la faisait bruire ordinairement, ainsi qu’une ruche par un jour d’été, semblait éteinte. On entendait seulement, par instant, un lent mugissement, ou le jappement d’un chien aboyant en ses rêves.

C’était jour de repos, la ferme était désertée. C’était jour d’assemblée au bourg voisin : la jeunesse emplissait les bals, et, dans les auberges, pères et mères rappelaient leurs exploits du temps passé.

Personne... Mais pourtant... si. Au seuil de la ferme s’étalant la maison des maîtres sur le bord de la route, une femme, une jeune fille est là, songeuse. Ses yeux semblent se porter sur un au-delà dont ils rayonnent, sa figure resplendit d’une beauté victorieuse comme à la vue d’un tableau magique, assis, là-bas, sur les nuages.

C’est Jeanne, la fille de ferme ; elle est restée seule en la maison dont elle accepte de bon cœur d’être la gardienne.

Ses vingt ans aiment la solitude ; ses vingt ans ne rient pas aux fêtes du village, et les gars des fermes, et les fils des châteaux papillonnent en vain autour d’elle.

Elle songe alors. Elle revoit tout le passé. Jean l’aimé, qui avait pris son cœur ; le meilleur à son gré, en ce groupe d’anarchistes où ses désirs de liberté l’avaient jetée, elle, la fille d’un communard. Elle revoit toute la lutte faite pour se débarrasser de l’ambiance méchante, des pensées, des préjugés qui tentent de l’écraser ; pour se débarrasser même de la morale étroite du père rêvant une liberté châtrée.

Elle revoit l’alliance libre, avec l’élu, aux cris de la meute étroite du quartier, prêcheuse de raisons d’intérêts, près des raisons d’amour ; puis la conscription néfaste, qui jeta le dévolu sur son amoureux ; la fuite de celui-ci vers la frontière, afin d’éviter 1’affront sanglant de la livrée, le port du fusil contre d’autres souffrants.

Enfin son départ de ce laid Paris, où elle n’était plus que la femme de l’insoumis, du sans-patrie. Son arrivée, après de longues marches, en cette ferme où, forte fille, elle s’était mise au dur labeur de la terre ; son acceptation par ce monde de paysans, vaincu à la voir si vaillante à la peine, si douce à tous, qu’elle n’était plus la Parisienne comme aux premiers jours, mais la fille de la maison respectée et crainte quand même, pour ce qu’elle paraissait tout savoir, pour les idée bizarres et grandes qu’elle émettait.

Par-dessus tout, elle voyait l’Idée enfin concrétée, victorieuse de l’humanité, l’ère de Justice enfin vécue.

Mais, comme ses yeux s’égaraient sur la grande route, elle fut de suite rappelée à la triste réalité, à la vie mauvaise, maîtresse des heures présentes.

Péniblement s’avançait un homme en haillons ; la besace habituellement portée courbait son épaule, et la jambe, douloureusement, se traînait.

Il venait en droite ligne vers la ferme, mais d’un pas mal assuré ; la main droite serrait nerveusement un bâton, en crainte des chiens, valets bien disciplinés, hurlant aux chausses des pauvres.

Jeanne le regardait venir : elle pensait à cet autre, aussi malheureux sans doute, en son exode en des pays lointains. Une douce affection lui venait pour ce miséreux, en dehors de la norme des trop honnêtes gens.

Et quand il fut près d’elle, avant que sa voix un peu pleurarde eût jeté le traditionnel : “ Un verre d’eau s’il vous plaît ”, elle s’était effacée, laissant libre la baie de la porte, l’invitant d’un geste doux et large.

Il se jeta, plutôt qu’il ne s’assit, sur le siège qu’elle lui tendait et ses yeux se promenèrent sur cet intérieur tranquille, reflétant un ravissement étonné de cet accueil si hospitalier.

Le regard de Jeanne avait couru de sa tête poudreuse à ses pieds saignants ; et, vive, alerte, elle avait posé près de l’homme le nécessaire pour les ablutions.

Il l’avait remerciée d’un geste, ne trouvant aucun mot pour lui dire les impressions étrangement nouées qu’il ressentait.

Ses pauvres pieds endoloris reposaient en l’eau fraîche, et sa figure débarrassée de la poudre des chemins, lui donnait un air moins triste, que déjà près de lui une serviette, posée sur un coin de la table de famille, était recouverte d’une collation.

Le pain bis s’offrait, le jambon arrondissait sa panse et, tout près, une bouteille couverte de buée, invitait à la soif.

Il but, il mangea sans réfléchir, seulement heureux de l’heure présente. Puis, quand son besoin fut satisfait, il sentit il ne savait quel désir de causer, de raconter ce qu’il était. Immédiatement, Jeanne le mit à l’aise, et alors, il dit, tout heureux enfin de ne pas mentir.

Il avait trente ans ; pour quelques vétilles, soldat, il avait été jeté aux travaux publics ; revenu dans son pays, sans métier, avec ce lourd passé qui lui fermait les portes, il devint paria, il vola, il prit pour vivre où il put : la Justice le jugea bon pour la prison.

Depuis lors, il vagabondait par les chemins, sans feu ni lieu, vivant des aubaines, par ci, par là, des poulets égorgés en quelque coin de haie, des fruits maraudés en quelque clos.

Elle l’écoutait, prise d’une infinie tristesse, d’un désir de lui être bonne, de lui être douce, de porter en cette rencontre, la suprême satisfaction à tous ses besoins.

Comme il ne parlait plus restant rêveur elle lui offrit le gîte en l’écurie pour reposer ses membres las.

Il accepta avec joie. La paille fraîche se faisait tentante, il s’y étendit alors qu’elle était encore là.

Alors dans ses yeux, un désir nouveau put se lire, fort, dominant à cette heure, mais sa bouche restait fermée, son esprit ne pouvant le formuler.

Jeanne comprit, elle eut un court moment d’hésitation en pensant, sans doute, à celui de là-bas, à l’exilé. Tout un combat rapide mais terrible, se livra en elle. Les vieux préjugés qui se réveillaient à cette heure, en lutte avec les idées nouvelles de suprême beauté.

Là, près d’elle, les yeux se faisaient pleins de désirs...

Et... lentement, elle se courba, son beau corps se moula, en la lilière, ses seins resplendissant de beauté, brisant leur enveloppe, éclorent aux yeux émerveillés et vainqueurs du pauvre hère.

La ferme allait disparaître au tournant de la route ; il la regarda une dernière fois, longuement, comme s’il eût voulu graver en lui les traits de cette oasis si douce, en l’aride désert de la vie.

Sur le seuil de la porte, comme il s’effaçait, elle songea à Jean, l’élu d’amour. Elle se sentit plus grande, plus digne de lui ; elle comprit qu’il la voulait ainsi : libre de tous préjugés, suprêmement forte devant les puissants et les maîtres, suprêmement douce aux révoltés, aux parias.

Comme sa pensée se portait à nouveau par delà les nuages, elle souhaita que son bien-aimé trouvât sur son chemin même beauté, même bonté, et elle resta délicieusement rêveuse.







Le culte de la charogne









Dans un désir de vie éternelle, les hommes ont considéré la mort comme un passage, comme une étape douloureuse, et ils se sont inclinés devant son “ mystère ” jusqu’à la vénérer.

Avant même que les hommes sachent travailler la pierre, le marbre, le fer pour abriter les vivants, ils savaient façonner ces matières pour honorer les morts.

Les églises et les cloîtres, sous leurs absides et dans leurs chœurs, enserraient richement les tombeaux, alors que, contre leurs flancs, venaient s’écraser de pauvres chaumières, protégeant misérablement les vivants.

Le culte des morts a, dès les premières heures, entravé la marche en avant des hommes. Il est le “ péché originel ”, le poids mort, le boulet que traîne l’humanité.

Contre la voix de la vie universelle, toujours en évolution, a tonné la voix de la mort, la voix des morts.

Jéhovah, qu’il y a des milliers d’années, l’imagination d’un Moïse fit surgir du Sinaï dicte encore ses Lois ; Jésus de Nazareth, mort depuis près de vingt siècles, prêche encore sa Morale ; Boudha, Confucius, Laotsé font encore leur Sagesse. Et combien d’autres !

Nous portons la lourde responsabilité de nos aïeux, nous en avons les “ tares ” et les “ qualités ”.

Ainsi, en France, nous sommes les fils des Gaulois, quoique nous soyons Français de par les Francs et de race latine lorsqu’il s’agit de la haine séculaire contre les Germains. Chacune de ces hérédités nous donne des devoirs.

Nos aïeux..., le Passé..., les Morts...

Les peuples ont péri de ce triple respect.

La Chine est encore à la même étape qu’il y a des milliers d’années parce qu’elle a conservé aux morts la première place au foyer.

Le mort n’est pas seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son corps, empoisonnant l’atmosphère. Il l’est davantage par la consécration du passé, l’immobilisation de l’idée à un stade de l’évolution. Vivant, sa pensée aurait évolué, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c’est ce moment précis que les vivants choisissent pour l’admirer, pour le sanctifier, pour le déifier.

De l’un à l’autre, dans la famille, se communiquent les us et les coutumes, les erreurs ancestrales. On croit au dieu de ses pères, on respecte la patrie de ses aïeux... Que ne respecte-t-on leur mode d’éclairage, de vêture ?

Oui, il se produit ce fait étrange qu’alors que l’enveloppe, que l’économie usuelle s’améliore, se change, se différencie, qu’alors que tout meurt et tout se transforme, les hommes, l’esprit des hommes, restent dans le même servage, se momifient dans les mêmes erreurs.

Au siècle de l’Électricité, comme au siècle de la Torche, l’homme croit encore aux Paradis de demain, aux Dieux de vengeance et de pardon, aux enfers et aux Walhallas afin de respecter les idées de ses ancêtres.

Les morts nous dirigent ; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants.

Toutes nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de massacres. On fête la Toussaint, pour glorifier les saints de l’Église ; la fête de trépassés pour n’oublier aucun mort. Les morts s’en vont à l’Olympe ou au Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l’espace “ immatériel ” et ils encombrent l’espace “ matériel ” par leurs cortèges, leurs expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait elle-même de désassimiler leurs corps, et de disperser leurs cendres, les vivants ne sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la Terre.

•••

La mémoire des morts, de leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de l’irréel et du passé. Il ne faut pas qu’ils sachent rien du présent.

Si la Laïque a lâché l’histoire de Monsieur Noé ou celle de Monsieur Moïse, elle l’a remplacée par celle de Monsieur Charlemagne ou celle de Monsieur Capet. Les enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la moindre des notions d’hygiène. Telles jeunes filles de quinze ans savent qu’en Espagne, une madame Isabelle resta pendant tout un long siège avec la même chemise, mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues.

Telles femmes qui pourraient réciter la chronologie des rois de France sur le bout des doigts, sans une erreur de date, ne savent pas quels soins donner à l’enfant qui jette son premier cri de vie.

Alors qu’on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise, on l’écartera avec un très grand soin de celle dont le ventre va s’ouvrir à la vie.

Les morts obstruent les villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze ; telle inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur demeure. Les places portent leurs titres ou celui de leurs exploits. Le nom de la rue n’indique pas sa position, sa forme, son altitude, sa place, il parle de Magenta ou de Solférino, un exploit des morts où on tua beaucoup ; il vous rappelle saint Eleuthère ou le Chevalier de la Barrre, des hommes dont la seule qualité fut d’ailleurs de mourir.

Dans la vie économique, ce sont encore les morts qui tracent la vie de chacun. L’un voit sa vie toute obscurcie du “ crime ” de son père ; l’autre est tout auréolé de gloire par le génie, l’audace de ses aïeux. Tel naît un rustre avec l’esprit le plus distingué ; tel naît un noble avec l’esprit le plus grossier. On n’est rien par soi, on est tout par ses aïeux.

Et pourtant... aux yeux de la critique scientifique, qu’est-ce que la mort ? Ce respect des disparus, ce culte de la décrépitude, par quels arguments peut-on les justifier ? C’est ce que peu de gens se sont demandés, et c’est pourquoi la question n’est pas résolue.

Les vivants se plaisent à enfouir, tout près des berceaux de leurs enfants, des amas de chair en décomposition, de la charogne, les éléments nutritifs de toutes les maladies, le champ de culture de toutes les infections.

Ils consacrent de grands espaces plantés d’arbres magnifiques, pour y déposer un corps typhoïdique, pestilentiel, charbonneux, à un ou deux mètres de profondeur ; et les virus infectieux, au bout de quelques jours, se baladent par la ville, cherchant d’autres victimes.

Les hommes qui n’ont aucun respect pour leur organisme vivant, qu’ils épuisent, qu’ils empoisonnent, qu’ils risquent, prennent tout à coup un aspect comique pour leur dépouille mortelle, alors qu’il faudrait s’en débarrasser au plus vite, la mettre sous la forme la moins encombrante et la plus utilisable.

•••

Le culte des morts est une des plus grossières aberrations des vivants. C’est un reste des religions prometteuses de paradis. Il faut préparer aux morts la visite de l’au-delà, leur mettre des armes pour qu’ils puissent prendre part aux chasses du Velléda, quelque nourriture pour faire le voyage, leur donner le suprême viatique, enfin les préparer à se présenter devant Dieu.

Des nuées d’ouvriers, d’ouvrières, emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des grilles, préparent à eux tous une maison, afin d’y enfouir respectueusement la charogne syphilitique qui vient de mourir.

Des femmes tissent le linceul, font les fleurs artificielles, préparent les couronnes, façonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l’amas en décomposition du tuberculeux qui vient de finir. Au lieu de se hâter de faire disparaître ces foyers de corruption, d’employer toute la vélocité et toute l’hygiène possible à détruire ces centres mauvais dont la conservation et l’entretien ne peuvent que porter la mort autour de soi, on truque pour les conserver le plus longtemps qu’il se peut, on balade ces tas de chair en wagons spéciaux, en corbillards, par les routes et par les rues. Sur leur passage, les hommes se découvrent. Ils respectent la mort.

Pour entretenir le culte des morts, la somme d’efforts, la somme de matière que dépense l’humanité est inconcevable. Si l’on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en préserverait de la maladie et de la mort des milliers et des milliers.

Si cet imbécile respect des morts disparaissait pour faire place au respect des vivants, on augmenterait la vie humaine de bonheur et de santé dans des proportions inimaginables.

Les hommes acceptent l’hypocrisie des nécrophages, de ceux qui mangent les morts, de ceux qui vivent de la mort, depuis le curé donneur d’eau bénite, jusqu’au marchand d’emplacements à perpétuité ; depuis le marchand de couronnes, jusqu’au sculpteur d’anges mortuaires. Avec des boîtes ridicules que conduisent et qu’accompagnent des sortes de pantins grotesques, on procède à l’enlèvement de ces détritus humains et à leur répartition selon leur état de fortune, alors qu’il suffirait d’un bon service de roulage, de voitures hermétiquement closes et d’un four crématoire, construit selon les dernières découvertes scientifiques.

•••

Nous l’avons dit, c’est parce que les hommes sont des ignorants, qu’ils entourent de singeries cultuelles un phénomène aussi simple que celui de la Mort.

Notons, d’ailleurs qu’il ne s’agit que de la Mort humaine, la mort des autres animaux et celle des végétaux n’est pas l’occasion de semblables manifestations. Pourquoi ?

//

03/05/2008
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 3 autres membres