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Les différents visages de l'anarchisme


Les différents visages de l’anarchisme





Ami Lecteur,

Le texte que nous proposons ci-dessous est la reproduction in extenso de la première édition qui fut publiée sous la forme d’une brochure par les éditions de l’en dehors en 1927.





AVANT-PROPOS





Il règne une foule de préjugés concernant l’anar­chisme. Certains veulent que ce soit un parti, une secte, voire un clan. D’autres le considèrent comme une doctrine, une attitude, une philoso­phie, un idéal tantôt “noble”, tantôt “ignoble” selon la bouche de qui parle ou la plume de qui écrit. Plusieurs enfin nient aux anarchistes la moindre compétence pour résoudre les questions, petites ou grandes, dont l’en­semble constitue “le problème humain”. La vérité est que l’anarchisme -- surtout sous son aspect indi­vidualiste (comme nous l’avons le plus souvent envi­sagé ici) -- offre à qui l’interroge différents visages. C’est ce que montre les pages qui suivent, où sont présentés un certain nombre de résumés fondamen­taux des opinions ou conceptions anarchistes, la plupart proposées par des penseurs à peu près in­connus des anarchistes de langue française.

E. Armand.






I




Ce qu’est l’anarchisme





L’agression, le gouvernement, la violence,

la propagande actuelle





L’Anarchisme est une doctrine impliquant l’abolition du gouver­ne­ment. Chacun s’accorde sur ce point et comme tout le monde croit sa­voir ce qu’est le gouvernement, tout le monde croit savoir en même temps ce qu’est l’Anarchisme. Cependant il est très peu de personnes définissant le gouver­nement qui ne soient forcées dès qu’on leur pose quelques questions de reti­rer leurs définitions.

L’Anarchisme est une théorie politique scientifique, opposée au gou­verne­ment entendu dans le sens politique. Le gouvernement, au point de vue poli­tique, est un pouvoir humain qui assume et exerce un con­trôle général sur les actions de tous les individus habitant un certain territoire ou appartenant à une certaine race, recourant si besoin est à la violence pour affirmer ce con­trôle.

Le gouvernement d’un groupement, d’une association volontaire quel­conque n’est pas un gouvernement politique, car il ne cherche pas à exiger l’obéis­sance de tous, mais simplement réglemente les actes de ceux qui désirent être réglementés ; une forme semblable de gouver­nement n’est pas opposée aux principes anarchistes.

L’objection essentielle que les anarchistes opposent au gouverne­ment : c’est qu’il ait recours à la force pour empêcher un être hu­main de faire ce qu’il lui plaît. Comme beaucoup d’autres person­nes, les anarchistes souhaitent l’avè­nement d’une ère d’harmonie où nulle violence ne se­rait employée contre qui que ce soit. Mais comme beaucoup de per­sonnes également, ils reconnaissent que cet idéal ne peut être atteint actuellement, ils constatent en effet que certains individus se servent de la violence et c’est aux autres qu’il appartient de décider si la vio­lence ne doit pas répondre à la violence. Si une brute s’ef­force de me jeter dans un étang, ce qui est un acte essentiellement gouver­nemental, bien que commis en dehors de l’institution gouvernementale comme on l’entend généra­lement ; si, dis-je, je lui résiste et j’essaie de contre­carrer ses pro­jets, mon acte peut-il être comparé à son agression ?

Certains anarchistes comme Tolstoï répondent affirmativement et ré­pudient l’emploi de la violence même défensive. Mais la grande ma­jorité des anarchis­tes distinguent entre le gouvernement ou le crime (deux noms pour la même chose) et la défense.

Employer la menace ou la violence contre quelqu’un de paisible, c’est ainsi qu’agissent les gouvernements et c’est un crime ; mais employer la violence contre un criminel, pour réprimer son usage criminel de la violence, est une tout autre chose. D’une façon gé­nérale les anarchistes considèrent la spolia­tion et la fraude brutale comme équivalentes à la violence et justifiant de violentes repré­sailles.

Naturellement, la méthode pratique ou la menace théorique d’em­ployer la violence consiste à réprimer la violence par l’organisa­tion sociale avec ses rouages ordinaires : police, tribunaux, geôles. Un grand nombre d’anarchistes approuvent ce mécanisme ; mais seule­ment avec le désir qu’il soit confiné à un usage défensif. Il est évident que, dans une société anarchiste, les indivi­dus qui le désireraient ne pourraient être empêchés d’organiser une police ; l’emploi quelconque de la force pour les entraver étant tyranni­quement gou­vernemental.

Ainsi le triomphe de l’anarchisme n’empêcherait pas l’existence de la police et des prisons. Il faut donc s’attendre à ce qu’elles survi­vent. Mais cela ne constitue pas un nouveau gouvernement, puis­que l’orga­nisation existante ne pourrait percevoir aucun impôt si­non en exposant les non-payants à se voir privé de ses services. Cette organisation ne pourrait édicter aucune loi contre ceux qui laissent les autres tranquil­les. Elle ne pourrait même pas empêcher l’établissement d’une police rivale dans le même lieu. Un gouver­nement n’est “ gouvernement ” que lorsqu’il monopolise tout l’ac­tivité humaine de sa juri­diction.

La question se pose si la violence contre la propriété rentre dans la même catégorie que la violence contre les personnes. C’est là que ceux qui s’intitu­lent “ anarchistes ” se séparent, les uns soute­nant que la propriété des pro­duits matériels est un corollaire de la liberté person­nelle et doit être défendue à ce titre, les autres affir­mant que la pro­priété, sous toutes ses formes, est une institution absurde. Logiquement, chacune des deux tendances prétend que l’autre n’est pas anarchiste.

Est-il anarchiste d’enfreindre les lois ? Ceux qui enfreignent les lois sont de deux sortes : des anarchistes et des tyrans. Quiconque ne veut pas se soumet­tre à la volonté d’autrui et désire en même temps voir autrui jouir de la même liberté, celui-là est anar­chiste. Un tyran, au contraire, enfreint les lois comme il l’entend, mais c’est pour tenir les autres en sujétion, par exemple Napoléon, Rockefeller, ou tout gréviste qui essaye d’obtenir le succès de sa grève en usant de violence contre les “ jaunes ”.

Le public s’intéresse à la position que prennent les anarchistes vis-à-vis de la violence.

L’exposé ci-dessus indique que la violence contre les personnes paisi­bles est contraire aux principes de l’anarchisme et lorsqu’un anarchiste avéré y a re­cours, c’est qu’il ne connaît rien à l’anar­chisme.

Cependant il n’y a rien de contraire aux principes anarchistes dans l’emploi de la violence contre ceux qui se servent eux-mêmes de la contrainte gouverne­mentale pour réprimer la liberté individuelle.

Mais jamais cet emploi de la violence n’a été préconisé par les princi­pes anar­chistes, car il n’est pas un seul anarchiste qui se sente obligé de répondre à la violence par la violence, sauf s’il y voit une utilité quelconque. Les anarchis­tes partisans de la pro­priété individuelle af­firment que si l’on obtient un maximum de li­berté de discours, les at­taques violentes d’une petite minorité con­tre l’autorité établie seraient bestiales, inutiles et absolument con­damna­bles. Les anarchistes com­munistes s’échelonnent de ce point de vue jusqu’à conseiller la vio­lence la plus sanguinaire.

La propagande anarchiste actuelle consiste à répandre nos doctri­nes, à vivre la vie qui nous convient et à faire nos affaires sans nous préoc­cuper, dans la mesure du possible, des décrets ou des lois de l’État. Elle consiste encore à encourager autrui à faire de même. La propa­gande de l’avenir sera détermi­née par les circons­tances de l’avenir.





Stephen T. BYINTON.









II


La société sans gouvernement



La loi et la coutume

Dans mon ouvrage intitulé Prisons, Police et Châtiment, j’ai attaqué documents à l’appui, l’institution-trinité Loi, Police et Châtiment sur laquelle se base notre société actuelle. J’ai démontré que cette institu­tion donne naissance à une foule de maux — corruption, chan­tage, par­jure, mouchardage et mensonge, accusations erronées, souffrances et cruautés inutiles et voulues ; que cette institution sanctionne et orga­nise publiquement la violence ; qu’elle soutient et maintient directe­ment et volontairement des iniquités aussi évidentes et étendues que le monopole foncier, par exemple ; que dans la plupart des cas sa théorie et sa pratique sont absurdes et contradictoires ; qu’elle paralyse le peuple qui s’y soumet ou met sa confiance en elle (comme si souvent l’a écrit Herbert Spencer) ; qu’elle est en grande partie si vieille et si hors de date qu’il semble qu’elle ne puisse plus, même réformée, même si on le croyait souhaitable, s’adapter à une fin humainement utile.

Je ne prétend pas que toutes ces attaques résolvent la question que soulève l’existence de cette institution ni qu’il n’y ait pas de défense à proposer en sa faveur ; même s’il en était ainsi, les bénéfices à en reti­rer devraient être bien grands pour arriver à compenser les désavanta­ges et les maux qu’elle engendre. À vrai dire, pratiquement parlant, chacun ad­met que la loi est un mal ; mais l’argument de la défense c’est qu’elle est un mal néces­saire, dont on ne peut se passer, et que, sans lui, ce serait le règne du désordre, de la vio­lence, du chaos social.

Assez curieusement, l’histoire des nations et des peuples prouve le contraire. Les premières formes tribales ont évolué, cohésivement, et pratiqué l’amitié sociale, sans un pesant et rigide système de lois. Chez certaines populations paysannes de nos jours, en Irlande, en Suisse, en Suède, par exemple, qui vivent encore dans des conditions rappelant, de loin, l’état primitif, la loi, son fonctionnement, ses institutions ne jouent qu’un rôle secondaire dans leur vie. Il est vrai que la coutume joue un grand rôle parmi les primitifs, qu’il semble hors de doute qu’elle constitue l’épine dorsale ou le cadre de leur société ; mais la coutume est une chose très différente de la loi. La coutume c’est la loi à l’état embryonnaire — la loi rudimentaire, à titre d’essai. Quelque du­res, rigides, absurdes même que puissent être les coutumes de maintes tribus sauvages, elles sont bien plus faciles à modifier que lorsqu’elles sont devenues ossifiées sous la forme d’une loi écrite, étayée par l’an­cienneté et la solennité, soutenue par l’autorité de la force armée.

Que les sociétés humaines ne puissent subsister sans une certaine somme de Coutume, c’est à voir. Mais qu’elles puissent subsister et se maintenir ordonnées et viables sans loi écrite, sans les institutions qui en découlent, nous n’avons aucune raison d’en douter. Lorsque la Coutume, pratiquée par un peuple raisonnable et modérément avancé (lequel a abandonné la grossièreté des temps primitifs), se manifeste sous une forme plus douce et tout en exerçant encore une pression considérable sur les individus, se montre assez plastique et adaptable aux évolutions du milieu — dans la pression exercée par la Coutume nous apercevons une force aussi supérieure à la Loi que la vie l’est à l’automatisme. Dans notre vie sociale d’aujourd’hui, la Coutume solu­tionne maints problèmes. Il y a de ces coutumes comme celles de la “ respectabilité ” et de la “ mode ” qui exercent une véritable tyrannie. Il n’existe pas de loi qui oblige au paiement des dettes de jeu, leur non-paiement est cependant extrêmement rare.

Naturellement, habitué comme on l’est à recourir à la police à toute occasion, on trouve difficile de concevoir la vie sans cette institution. La vie sociale reposant en grande partie sur son existence, “ elle est indispensable ” ; sans elle ce serait la catastrophe. Autrement dit, sans la police, l’actuelle spoliation des pauvres ne serait pas possible, les énormes différences qui séparent la richesse de la pauvreté ne se se­raient jamais produites. Sans les formes policières, en effet, la société basée sur les inégalités artificielles ne pourrait pas subsister (1). Prétendre que parce qu’une certaine institution est nécessaire pour construire et maintenir la société dans une forme anormale et contre nature, la société ne saurait exister sans cette institution — cela revient à prétendre que parce qu’aux pieds des dames de l’aristocratie chinoise les bandelettes de compression sont indispensables, les femmes en gé­néral ne peuvent se passer de ces bandelettes. Il nous faut comprendre que nos formes sociales actuelles sont aussi laides et inhumaines qu’un pied estropié ; quand nous aurons compris cela, nous apercevrons le peu d’utilité d’institutions comme la loi et la police, dont la fonction et le but principal consistent à maintenir et dé­fendre ces formes. La principale difficulté qui vient donc à l’esprit des humains quand il est question d’une société libre et sans gouvernement n’a donc pas trait à la “ désirabilité ” — tout le monde reconnaît qu’elle est désirable en soi — mais à sa “ praticabilité ”. Cette difficulté prend racine dans la conception de la société actuelle. On s’aperçoit qu’une lutte intestine pour l’obtention du pain quotidien est la force qui do­mine aujourd’hui, le principal stimulant à la production. On en conclut que, sans gouvernement, la société se dissoudrait en un chaos de bri­gandage et de fainéantise. C’est cette difficulté qu’il faut déraciner (2).



La dictature de la crainte

C’est une chose pénible à écrire, mais c’est la Crainte qui fait mouvoir la vie extérieure de la Société contemporaine. Cela commence par le misérable salarié qui se lève avant l’aurore, sort de chez lui au pas de course, dès que résonne la sirène, et, neuf, dix heures de suite, parfois davantage, pour un gain qui lui assure tout juste la pitance, se prostitue à un labeur monotone qui ne lui procure ni intérêt, ni plaisir ; le soir venu il revient chez lui, trouve ses enfants au lit, mange, fati­gué et las, se jette sur sa couche pour recommencer le lendemain ; s’il mène une vie aussi monotone, inhumaine, vide de toute dignité, dé­pourvu de tout réalisme, c’est parce qu’il y est acculé par la crainte de mourir de faim. Cela se poursuit par le gros commerçant qui n’ignore pas que sa richesse lui est venue grâce à la spéculation, aux ruses et aux mensonges du marché, et qui craint qu’elle parte par les même voies ; il se rend compte que plus il est riche, plus il y a de moyens qui se présentent pour le ruiner, d’où surabondance de soucis et d’an­xiétés ; pour rendre sa position sûre, force lui est de s’abaisser conti­nuellement à toutes sortes de combinaisons basses et louches. Sur la grande masse du peuple, c’est le même démon qui étend ses ailes si­nistres. C’est une anxiété fiévreuse qui donne le ton à leurs vies. Point de place pour la joie naturelle, la vivacité d’esprit. Parcourez les rues des grandes villes de l’Angleterre, vous n’entendrez chanter personne, à moins que ce soit pour qu’on lui jette des sous. Il n’y a pas un garçon de charrue qui ose siffler aujourd’hui le long du sillon qu’il trace. Où est l’usine où on ne “ sacquerait ” pas l’ouvrier qui se mettrait à chan­ter au cours de son travail ? Nous sommes comme des naufragés qui grimpent sur les pentes d’une falaise. Les vagues font rage. Celui-ci s’aide de la main, cet autre du pied. La panique est telle qu’il lui peut arriver de déloger le voisin déjà en sûreté, et le malheureux tombe à la mer. C’est certainement regrettable mais il n’y a rien à faire.

Au fond cet état de choses n’est pas normal. Admettons que la lutte pour l’existence soit inévitable, sous une forme ou une autre — l’histoire nous démontre que, sauf dans des crises exceptionnelles, l’évolution de l’humanité n’abonde pas en scènes d’anxiété aussi générale ; l’étude des races indigènes que nous pourrions considérer en état de dégéné­rescence ne révèle nulle part l’existence d’une telle dictature de la crainte.



Le travail dans la “ société libre ”

Il apparaît donc concevable qu’un peuple qui ne serait pas traqué par l’obligation ni jugulé par l’autorité brutale se mette à produire sponta­nément les objets dont il fait cas. Cela ne veut pas dire que, du pre­mier coup, le résultat sont harmonieux et parfaitement ordonné. Mais je ferai quelques remarques destinées à examiner le problème de façon pratique.

Tout d’abord chacun sera guidé dans le choix de son occupation, par son goût ou son habileté, tout au moins il y sera guidé davantage qu’il ne l’est actuellement ; chacun sera plus à même qu’aujourd’hui de trouver le travail qui lui convient le mieux. L’augmentation en vitalité et en initiative effective provenant de cette cause, seule, serait énorme. L’immense variété de goût et d’habileté dont sont doués les êtres hu­mains susciterait une variété correspondante de produits spontanés.

En second lieu, le travail fait sera utile. Il est certain que personne de son propre gré ne creuserait un fossé pour le remplir ensuite — et ce­pendant, une bonne quantité du travail effectué de nos jours n’est guère plus utile. Si un ébéniste confectionnait une armoire, soit pour lui, soit pour un voisin, il va sans dire que ses tiroirs s’ouvriraient et se fermeraient ; or, les neuf dixièmes des armoires fabriquées selon la méthode du commerce sont établies de telle sorte que leurs tiroirs ne s’ouvrent ni ne se ferment. Elles ne sont pas fabriquées pour être utiles ; elles sont fabriquées pour avoir l’apparence de l’utilité ; elles sont fai­tes pour être vendues. Pour la vente et, par conséquent, pour laisser un bénéfice. Si paraissant utiles, elles ne sont réellement d’aucune utilité, elles répondront à leur but, car le chaland s’adressera ailleurs ; nou­veau bénéfice pour le fabricant et le commerçant auxquels il s’adres­sera. Le gaspillage dont la communauté est victime à cause des faits de ce genre est énorme ; mais peu importe puisqu’il s’agit du profit de l’exploiteur.

Dans une société libre on travaillera parce que c’est utile. Il est curieux de constater qu’aucune raison n’explique le travail, sinon son utilité. Naturellement dans ce qui est “ utile ”, je comprends ce qui est beau — car il n’y a aucune raison d’établir une différence entre ce qui satisfait un des besoins de l’homme, comme la beauté, et un autre de ces be­soins, comme la nourriture. Je dis donc que l’idée de travail implique qu’on travaille parce que le produit du travail répond à quelques be­soins humains. Mais, dans le commerce, il n’en n’est pas ainsi. Le tra­vail a pour but la vente et , par conséquent, le bénéfice. Peu importe la qualité du produit, bonne ou mauvaise, dès lors qu’il remplit cette uni­que condition. Dans une société autre, la tournure d’esprit différerait tellement de celle à laquelle nous sommes habitués qu’il nous est dif­ficile d’établir aucune prévision. Il n’est cependant pas difficile de se rendre compte que si on ne produisait plus autant pour l’amour de la quantité, que si on ne travaillait pas autant d’heures par jour qu’actuel­lement ( et mécaniquement ), les produits livrés à la consommation répondant à leur utilisation réelle, les résultats obtenus seraient tout autres que par le jeu du système commercial actuellement en vigueur.

En troisième lieu, le travail accompli dans ces conditions — comme William Morris l’a toujours affirmé — serait un “ plaisir ” ; l’un des plus grands plaisirs certes de la vie. Ce fait transformerait du tout au tout le caractère du travail. Combien sont-ils ceux qui éprouvent du plaisir et de la joie dans leur travail quotidien ? Pourrait-on, dans chaque ville, les compter sur le bout des doigts ? Vaut-il la peine de vivre si le principal élément de la vie — ce qui demeurera son élément principal — est une peine ? Non, le sens véritable de la vie exige que le travail quotidien soit en lui même une joie. C’est seulement alors que la vie vaut la peine d’être vécue. Si le travail est une joie, le produit du tra­vail s’en ressentira ; la distinction entre le beau et l’utile disparaîtra ; chaque produit sera une œuvre d’art. L’art contaminera la vie.

La société actuelle est basée sur un système légal qui fait — grâce à l’appui de la loi et du gouvernement — de la Propriété privée une insti­tution privilégiée. L’homme de proie, grand propriétaire foncier, ter­rorise le petit propriétaire. Le résultat de cet arrangement est une lutte amère et continuelle pour la “ possession ”, où la crainte est le principal facteur d’activité. Nous voulons dégager une conception de la société où la propriété privée n’étant plus soutenue par aucune force armée, n’existe qu’à titre d’arrangement spontané, système où les fac­teurs d’activité dominants ne sont ni la Crainte ni l’avidité du Gain, mais la Communauté de vie et l’intérêt à vivre.

En résumé : l’on travaillera parce que l’on aime à travailler, parce que l’on sent qu’on pourra accomplir son travail avec soin, parce qu’on sait que le produit de son travail sera utile, ou à soi-même ou à autrui.



La période transitoire

Devenons pratiques. Sur la possibilité d’une société libre et commu­nale, personne n’émet le moindre doute. La question à discuter est la période transitoire. Par quelles étapes devrons-nous ou pourrons-nous pas­ser pour atteindre cette terre de liberté ?...

Au cours des changements conduisant finalement à une société “ sans gouvernement ” et “ absolument volontaire ”, il est probable que cer­taines institutions, basées sur la propriété, quoique dépourvues en soi d’idéal, continuerons à survivre pendant une longue période. Faisons remarquer ici qu’il n’existe pas le moindre “ espoir ” qu’un “ idéal ” de société, pur et simple, puisse jamais être réalisé. D’ailleurs un idéal, même le plus avantageux, est une chose gênante. L’idéal de Smith ou l’idéal de Brown peuvent leur convenir parfaitement, mais il est assez certain que l’idéal de Brown ne satisfera pas plus Smith que celui de Smith ne satisfera Brown. Nous voyons bien que la société s’oriente vers une forme communale, mais nous espérons et nous escomptons que cette forme ne représentera pas l’idéal exact d’un parti ; nous voulons que cette société soit assez vaste et assez large pour inclure une im­mense diversité d’institutions et d’habitudes, y compris une importante survivance de certaines formes sociales actuelles. On peut dire que sous certains rapports une entente généreuse sur la question du paie­ment des salaires, sur une base parfaitement démocratique, suscitera plus de liberté qu’un Anarchisme amorphe où chacun prend “ selon ses besoins ”. Dans le système des salaires, A peut travailler deux heures s’il lui plaît et vivre sur un salaire de 2 ; B peut travailler huit heures, lui, et vivre sur un salaire de 8. Chacun jouit alors d’une parfaite liberté morale. Si le système des salaires n’existe pas, malgré tout son désir de flâner, A peut sentir qu’il escroque la communauté — la commu­nauté peut éprouver le même sentiment — tant et si bien que, pour se tranquilliser, force lui sera de faire huit heures comme tout le monde.

Tandis que la monnaie subsistera longtemps encore, qu’on s’en servira pour le paiement des salaires, l’achat et la vente, etc., elle perdra son caractère rigide d’usage obligatoire, à mesure que la mentalité se transformera. Son usage prendra l’élasticité de la coutume, prêt à la transformation si le sentiment général le demande. La propriété privée perdra de son caractère virulent, ce ne sera plus qu’une affaire d’usage ou de convenances. À mesure que le temps passera, les comptes, les actes, deviendront de simples formalités, comme cela a déjà lieu entre amis (3).

En fin de compte, il ne subsistera plus que la coutume se transformant lentement. Une chose certaine c’est que la forme des Sociétés de l’avenir sera plus vitale, plus organique, plus vraiment humaine, qu’elle n’a pu l’être ou aurait pu l’être sous la domination rigide de la Loi.

Edward CARPENTER.





NOTES

(1) Cependant, comme la plupart des sociétés primitives le montrent, les petites inégalités courantes et celles qui résultent des différences naturelles de capacité et d’habileté individuelles seront toujours accep­tées.

(2) Pour être strictement impartial, cette difficulté de compréhension, ce sont surtout les classes sociales qui vivent de leurs rentes et dans une oisiveté décorative qui la ressentent.

(3) On ne voit pas bien, d’ailleurs, comment les chemins de fer et les vastes industries modernes (si elles survivent) pourraient fonctionner sans un système de salaires et sans un engagement défini, de la part de ceux qui y travaillent, d’accomplir certaines tâches indispensables à ce fonctionnement.



III



L’anarchisme contre le socialisme



Base du mouvement anarchiste

Lorsqu’un homme se dit “ anarchiste ” il arbore la plus claire des éti­quettes qui soient au monde. Il proclame qu’il est un homme qui ne veut pas de gouvernement. Le mot “anarchie ” — du grec Ana, sans, et Arche, gouvernement —contient toute sa philosophie. Les convictions d’un anarchiste se résument en ceci : que les hommes doivent être li­bres, qu’ils doivent s’appartenir à eux-mêmes.

Les anarchistes n’émettent pas la prétention d’empiéter sur les droits individuels d’autrui, mais ils entendent résister et ils résistent, du mieux qu’ils peuvent, à tout empiétement d’autrui sur leurs droits. Régler sa vie, en individu responsable, sans empiéter sur la vie d’au­trui, voilà la liberté. Empiéter sur la vie d’autrui, essayer de l’assujettir, voilà ce qui fait le maître : se soumettre à l’empiétement et à l’obliga­tion contre son gré et en dépit de son jugement, voilà ce qui fait l’es­clave.

Dans son essence, donc, l’anarchisme est le développement libre et sans réserve de chaque personnalité ; il réclame pour chacun une oc­casion égale de diriger et de développer sa propre vie particulière. Il revendique une égale possibilité de développement pour tous, sans égard à la couleur, la race ou la classe ; il insiste pour qu’il y ait droits égaux à tout ce qui sera trouvé nécessaire pour entretenir et dévelop­per convenablement la vie individuelle. L’anarchisme veut que chaque être humain jouisse d’un “ traitement équitable ” dans le sens le plus littéral de l’expression.

Peu importe, d’ailleurs, à l’anarchiste que la main qui gouverne soit de fer ou gantée de velours. Dans un cas comme dans l’autre, c’est tou­jours la même entrave à son droit d’organiser sa vie comme il lui plaît. Dans un cas comme dans l’autre la loi qui lui est imposée tend à l’af­faiblir, et c’est une faiblesse que de faire sa cour à l’oppresseur...

Le mouvement anarchiste tout entier est fondé sur cette conviction in­ébranlable que le temps est révolu pour les hommes — non point seu­lement pris en masse, mais individuellement — de s’affirmer, chacun pour soi et d’insister pour conquérir leur droit de régler leurs propres affaires sans intervention extérieure, leur droit à d’égales occasions de se développer personnellement, leur droit à un “ traitement équitable ” que n’entrave pas l’intervention de supérieurs juchés de leur propre chef en des situations d’autorité.

L’individu d’abord

L’anarchisme concentre toute son attention sur l’individu, considérant que c’est seulement quand pleine justice lui sera rendue — à lui comme à elle — qu’une société heureuse et bien portante sera possible. Car la société c’est tout simplement l’unité humaine multipliée indéfiniment. Aussi longtemps que les unités seront traitées injustement, il sera im­possible pour la totalité de se trouver heureuse et de se bien porter. L’anarchisme n’admet donc pas le sacrifice de l’individu aux intérêts supposés de la majorité, ou à l’un quelconque de ces mots à effet ( pa­triotisme, bien public, etc. ) pour l’amour desquels l’unité humaine — et toujours la plus faible : le travailleur, homme et femme, le pauvre, l’impuissant — est mutilée et assassinée aujourd’hui, comme elle l’a été depuis l’origine des sociétés.

L’anarchisme réclame impérativement que pleine et absolue justice soit rendue à chacun, pris individuellement ; qu’il soit accordé pleine et égale occasion de se développer, de se conduire, de jouir de sa vie comme il l’entend. L’anarchisme proclame, comme une vérité incon­testable, que le premier pas vers ce but inévitable est l’absolue destruc­tion de tous les privilèges artificiels et meurtriers par le moyen des­quels un petit nombre d’humains favorisés accumulent en leurs mains une puissance et une richesse illimitées, aux dépens de l’appauvrisse­ment et de l’égorgement des multitudes.

Que nul ne se laisse imposer par cette fable que les anarchistes sont les adversaires de la coopération ; qu’ils désirent ramener l’humanité à l’état de l’isolement primitif. Au contraire, nous nous rendons compte, très clairement, que les quelques humains privilégiés qui disposent des moyens nécessaires, coopèrent constamment sur une échelle toujours plus vaste, à mesure que de meilleurs moyens de communication les mettent en situation de faire du monde entier le théâtre de leurs opéra­tions. Nous nous rendons compte qu’il s’agit uniquement de briser les fers de sa pauvreté et de son impuissance pour mettre l’humanité tout entière en situation, elle aussi, une coopération immense, véritable, volontaire — une coopération dans laquelle la terre entière et ses pro­duits seront utilisés de la manière la plus complète, la plus sage, la plus économique pour la satisfaction des besoins des hommes, des femmes, des enfants nés sur la planète.

Nous sommes fermement convaincus que le seul but digne d’être poursuivi par des hommes et des femmes sincères et à la vision claire, c’est la conquête d’une liberté individuelle telle qu’elle rendra possible la coopération décrite ci-dessus.

Nous sommes convaincus que ce sont les vies les plus droites, les plus directes, les moins détournées qui sont en dernière analyse les plus courtes, les plus faciles, les plus sûres. Nous affirmons que si l’on pro­cède autrement, que si l’on cherche par une série de compromis et de cotes mal taillées à préparer à un chemin menant à des changements qui se réaliseront dans un avenir vague et distant, on s’apercevra fina­lement que le temps consacré a été du temps gaspillé. C’est unique­ment en s’attaquant au monopole et au privilège — en revendiquant courageusement et sans concession aucune les droits de l’unité hu­maine, quelle qu’elle soit — en réclamant son droit individuel à l’égalité d’occasion, à un traitement absolument équitable, à sa place entière au banquet de la vie — c’est en œuvrant dans ce sens, et dans ce sens seu­lement que pourra être résolu ce grand problème social, sous le poids duquel le monde entier gémit et agonise actuellement.

En un mot, la liberté de l’individu, conquise par l’abolition des privilè­ges et la garantie à tous d’occasions égales est la porte qui nous intro­duira dans la sphère de la civilisation supérieure qui nous appelle à elle avec tant d’insistance.

On allègue que nous autres anarchistes, nous ne formulons aucun plan — que nous n’exposons pas dans les détails comment fonctionnera la société de l’avenir. C’est vrai. Nous ne nous sentons aucune inclina­tion à nous tracasser le cerveau concernant l’inconnu. Nous ne faisons pas métier de mettre l’humanité dans les fers : notre occupation, au contraire, c’est d’amener le genre humain à briser ses entraves.

Nous n’avons pas de république coopérative, réglée et arrangée d’avance à imposer aux générations encore à naître. Nous sommes des hommes et des femmes en vie, actuels, qui se préoccupent du présent ; l’avenir sera ce que le feront les hommes et les femmes d’alors, selon leur mentalité et leurs circonstances. Si nous leur léguons la liberté, ils mè­neront une vie libre, conditionnée par l’état de choses transformé et amélioré qu’auront produit les progrès de l’intelligence humaine et l’emploi accru des forces naturelles qui en découlera.



La liberté est la chose essentielle

Abolir l’esclavage humain, qui est toujours l’esclavage des individus, est l’unique et seule tâche de l’anarchisme. L’anarchisme ne se préoc­cupe pas d’améliorer le sort des hommes sous un régime d’esclavage, parce qu’il croit que c’est chose impossible — déclaration qui fera sur­sauter le lecteur moyen. Nous rappellerons à ce lecteur moyen — une fois de plus — que les anarchistes sont des réalistes qui s’efforcent de voir la vie telle qu’elle est, ici bas sur la planète, le seul lieu où elle puisse être étudiée. Le seul lieu où jusqu’ici il a été découvert de la vie humaine. Notre point de vue est celui du Biologiste. Nous prenons l’homme tel que nous le trouvons, comme individu et comme membre de l’espèce. Nous le voyons soumis à certaines lois naturelles — s’il s’y conforme, il croît et se porte bien ; s’il en fait fi, il dépérit et finale­ment succombe. Ce principe est fondamental et une grande partie de la littérature anarchiste y est consacrée.

Or, du point de vue biologique, la Liberté est la chose essentielle : sans elle, la croissance et le développement individuel sont impossibles — et partout ou le développement de l’individu est entravé, l’évolution de l’humanité s’arrête. Il nous est impossible d’énumérer les innom­brables arrêts, de calculer en chiffres exacts la gravité des blessures infligées à nos libertés individuelles quand le pendule revient vers l’esclavage. Néanmoins, sans conteste possible, il y a blessure. Il ne peut en être autrement, d’ailleurs, biologiquement parlant, nous fai­sons tous partie d’un même ensemble organique — l’espèce humaine — et faire tort à l’un, c’est faire tort à tous. On ne peut pas avoir la liberté à l’une des extrémités de la chaîne et l’esclavage à l’autre extrémité. Selon nous, le Privilège doit être aboli, quel que soit son aspect ou sa forme. Le privilège est la négation de l’unité organique de l’humanité, de cette unité de la famille humaine que nous considérons comme une vérité scientifique. Nous nous refusons à ignorer ou à la tourner en dé­rision, comme les églises ont ignoré ou tourné en dérision la fraternité humaine, ce grâce à quoi elles ont gagné la faveur des déshérités et monté au pouvoir. Nous considérons l’internationalisme comme un fait biologique, une loi naturelle qui ne peut pas être violée avec im­punité ou dont on ne peut pas se débarrasser par une simple explica­tion. Les violateurs les plus criminels sont les gouvernement moder­nes, qui consacrent toute la force dont il disposent à maintenir le Privilège spécial et qui, dans leur convoitise de la suprématie, entre­tiennent les nations dans un perpétuel état de guerre. Derrière toute cette brutale boucherie, une pensée maîtresse se manifeste : “ Notre organisation gouvernementale doit devenir la plus puissante. En fin de compte, nous sortirons de la lutte maîtres du monde. ” 

La planète n’est pas faite pour être dominée par quelques-uns. Elle est ou doit être une jouissance libre et égale pour tous les membres de l’espèce humaine. Ce n’est pas un “ fief ” destiné à la possession d’aris­tocraties surannées et agonisantes, ni une chasse réservée que peu­vent se payer les nouveaux riches, cette bande aux visages d’oiseaux de proie et la sensibilité émoussée qui plane sur les champs de bataille et se gorge des cadavres qui y gisent. Non la terre est faite pour être utilisée, librement et également par tous ceux qui y vivent. De même que l’espèce humaine est tout organique, la terre, ce sol que foulent nos pieds, est un organisme économique unique, un entrepôt unique de richesses où ont un égal droit de travailler tous les hommes et tou­tes les femmes...

Pour tout anarchiste, le droit à une utilisation libre et égale des diver­ses occasions naturelles est un droit naturel, octroyé par la Nature, imposé par la Vie. C’est la loi fondamentale de l’existence humaine. C’est parce que notre soi-disant Civilisation refuse de la reconnaître qu’elle saigne par tous les pores, que le râle de la mort déchire sa gorge. Une maison aussi amèrement divisée contre elle-même est des­tinée à périr. Une société de loups se sautant à la gorge les uns les au­tres n’est pas une société à conserver, mais une société à anéantir aussi rapidement et avec le moins de douleur possible...



Le monopole foncier

Pour tous les anarchistes, l’abolition du monopole foncier est un prin­cipe fondamental. Le monopole foncier est la négation de la loi fon­damentale de la vie, considérée au point de vue de l’individu ou de l’espèce. Aucune subtilité de l’esprit humaine ne réussit à nous sortir de là. Aussi longtemps que certains êtres humains pourront accaparer le sol — le sol sur lequel ou duquel d’autres pourraient vivre — ces autres seront à leur merci. Ces autres sont réduits à l’impuissance et par con­séquent à un esclavage sans espoir. Ils sont la proie d’un vol auquel ils ne peuvent échapper. Ils sont courbés sous un joug dont ils ne peuvent se débarrasser. Il leur faut travailler aux conditions qu’on offre ou mou­rir de faim. Aucune organisation, si bien agencée soit-elle — aucune habileté, aucun savoir, si profond soit-il — aucune vertu privée ou philanthropie publique ne peut les arracher à leur sort. C’est là ou il faut de l’action. Un mur cyclopéen barre la route, tant qu’il ne sera pas abattu, il ne faut pas penser à avancer.

D’une façon ou d’une autre, l’Individu doit affirmer et garder son droit libre et égal de vivre, ce qui implique son libre et égal droit à l’usage de ce sans quoi la vie est impossible ; notre commune terre, la Terre. Il est à l’incalculable avantage de la Société, la Totalité, de garantir à chacune de ses unités cet imprescriptible droit — de libérer les immen­ses accumulations d’énergie constructive actuellement oisives et com­primées — de dire aux travailleurs volontaires : “ Partout où il se pré­sente une occasion dont vous pouvez faire votre profit, utilisez la. Nous ne vous lions pas. Nous ne vous limitons pas. La terre est à vous, individu, comme elle est à nous, espèce. La signification essen­tielle de notre conquête de la mer, de l’air, de l’espace, c’est que vous êtes libres d’aller et venir où il vous plaît sur la planète, autant séjour de l’individu que de l’espèce... ” 



Le type industriel

Tout à travers le domaine économique, c’est le “ Malheur aux vaincus ” qui est à l’ordre du jour. Cette maxime militaire barbare, qui empoi­sonne notre système industriel tout entier, qui abrutit toute notre phi­losophie de la vie — cette maxime nous la devons à la Ploutocratie qui draine et enserre en ses griffes les ressources de la planète entière, qui impose partout aux travailleurs la plus lourde servitude qu’à mon sens ils aient jamais portée. Il y a nombre d’années que De Tocqueville avait décrit la Ploutocratie, alors en bouton, comme la pire des domi­nations que le monde ait jamais subie. Il est probable que jamais paro­les aussi vraies n’ont été écrites. Il a ajouté, il est vrai, que son règne sera de courte durée.

Les anarchistes croient que tout cela est condamné ; ils croient égale­ment que les sursauts de l’agonie, pour évidents qu’ils apparaissent, se­ront terribles. Le militarisme est une camisole de force au dedans de laquelle l’industrialisme moderne, aspirant violemment à l’expansion, ne peut pas respirer à pleins poumons. Tout ce qui sent le gouverne­mental sent aussi le militaire ; ce sont deux frères siamois, deux vau­tours jumeaux. Le type qui s’avance vers le centre de la scène et qui est destiné à l’occuper exclusivement, c’est le type industriel ; le type qui garantira à tous les hommes l’égalité d’occasion, à titre de droit humain, et ne tolérera pas qu’on enfreigne ce droit ; le type qui mettra, par conséquent, les hommes en état de régler leurs affaires par le jeu de l’accord mutuel et qui les délivrera de leur actuelle obédience à la classe militante des employeurs — le type qui mettra en liberté les in­calculables réserves d’énergie stagnantes et qui, en éliminant les fre­lons avec le moins de brutalité possible, restituera le miel aux abeilles travailleuses. Les anarchistes ne doutent pas un instant que ce soit là la tendance naturelle de l’évolution actuellement en marche, mais la rapidité de son allure dépend de la vigueur avec laquelle nous se­couons l’esprit de servilité qui nous paralyse actuellement, de l’intelli­gence avec laquelle nous rendons compte des faits qui ont une valeur réelle. À la base il y a une question de liberté ou d’esclavage — de se conquérir ou d’être dominé.



Le phénomène de la décentralisation

Le facteur le plus important et le plus puissant tout aussi bien en ce qui concerne la production que toute autre forme d’activité est le fac­teur humain. Ce facteur soupirant de plus en plus après l’occasion de s’exprimer individuellement est en état de rébellion permanente con­tre tous les efforts faits pour le réduire au simple rouage dans une machine, économique ou politique. Du fait qu’il est l’élément le plus fort, il gagnera inévitablement la bataille, un peu plus tôt ou un peu plus tard, pour adverses que les circonstances paraissent mo­mentanément.

Il a semblé récemment que le pendule oscillait vers la centralisation et s’y maintenait. En réalité, les forces de décentralisation, les énergies qui font de l’homme le maître et non l’esclave de la machine, prennent ir­résistiblement le dessus. La centralisation excessive et contre-nature, résultat des lois artificielles qui président aux privilèges spéciaux, dont les trusts, par exemple, sont l’un des résultats, cette même centra­lisation a pour effet de libérer une multitude d’ingénieux spécialistes en mécanique qui se sont mis à l’œuvre et ont déjà découvert des ins­truments toujours plus simples et plus faciles pour l’individu à faire fonctionner et à posséder. Ainsi la locomotion est, de toutes les indus­tries, celle qui paraissait, par sa nature même, soumise irrémédiable­ment à la centralisation. Or, dans ce domaine, la marée de la décentra­lisation s’est mise à monter avec une rapidité extraordinaire. La bicy­clette apparut la première et l’outil de locomotion individuel fit une concurrence formidable aux Compagnies de tramways. L’invention de l’automobile renforça cette tendance, elle ouvrit au possesseur de ce moyen de transport individuel toutes les routes carrossables, mettant fin au privilège dont jouissaient ceux qui avaient acquis le monopole des voies ferrées — comparativement restreintes en nombre — sur les­quelles peuvent circuler les trains. Il est évident que l’automobile consi­dérée comme transporteur de voyageurs et de marchandises n’en est qu’à son enfance ; mais l’on peut dire que le jour où l’usage de l’aéro­plane deviendra général — et ce jour arrivera — l’individualisation de la locomotion sera complète.

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03/05/2008
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