Le mouvement de Libération Animale... par Peter Singer
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Le Mouvement de libération animale : sa philosophie, ses réalisations, son avenir
(The Animal Liberation Movement)
par Peter Singer
Sur l’auteur
Peter
Singer est professeur de philosophie et directeur actuel du Centre for
Human Bioethics à Monash University, Melbourne, Australie. Né en 1946 à
Melbourne de parents autrichiens ayant fui le nazisme, il fit ses
études de philosophie à Melbourne University et à Oxford University
(Royaume-Uni), où il se spécialisa dans l’éthique et dans la
philosophie politique. Il a enseigné à University College à Oxford, à
New York University, à University of Colorado à Boulder, et à
University of California à Irvine.
Ce fut la publication en 1975 de son Animal Liberation - A New Ethics for our Treatment of Animals (traduction française La Libération animale,
Éd. Grasset, 1992), qui le fit connaître du grand public. Souvent
qualifié de « Bible du mouvement de libération animale », cet ouvrage
énonçait dans un langage simple et clair les bases théoriques et
pratiques en rupture avec le point de vue paternaliste des
organisations traditionnelles de défense des animaux.
Propos de l’éditeur
Cela fait maintenant seize ans qu’est parue la première édition de La Libération animale de Peter Singer ; et depuis cette époque, le mouvement de libération animale n’a cessé de se développer, dans les pays de langue anglaise, puis au Japon, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Italie et dans les pays scandinaves. En Angleterre, une personne sur quinze ne mange plus de viande, et, parmi les jeunes, près de la moitié des adolescents déclarent qu’ils n’en mangeraient plus, s’ils en avaient la possibilité. Dans ces pays, ce mouvement de libération est devenu un débat public et une lutte, au même titre que d’autres mouvements de libération qui l’ont précédé, les mouvements des Noirs ou des femmes - dont il s’inspire, tant au niveau des principes théoriques qu’au niveau des méthodes d’action non violentes, légales ou illégales, ayant pour but d’aider les victimes et de convaincre le public. Et tout comme les mouvements antiracistes et antisexistes, le mouvement antispéciste non seulement se fonde sur une pensée rationnelle, mais correspond à l’irruption de la pensée rationnelle dans un domaine où l’évidence de comportements séculaires semblait à jamais pouvoir remplacer la rationalité ; et il correspond également à l’espoir que, malgré les grandes difficultés, la pensée rationnelle et l’éthique pourront l’emporter sur les préjugés et l’égoïsme.
Deux mots :
Animal : Peter Singer, comme la plupart des auteurs du mouvement de libération animale, désigne souvent par « animaux » les animaux y compris
les êtres humains. Ceci est conforme aux enseignements de la biologie
la plus élémentaire, mais contraire à l’usage courant, qui réunit sous
un même mot des êtres aussi différents que les huîtres et les
chimpanzés, tout en séparant radicalement ces derniers des humains.
L’usage habituel est néanmoins parfois retenu pour éviter les lourdeurs.
Spécisme :
ce terme n’est pas encore entré dans l’usage courant en français comme
le sont racisme et sexisme. On peut définir le spécisme comme la
priorité systématique accordée à la satisfaction des intérêts des
membres de l’espèce humaine, ou comme l’opinion selon laquelle l’espèce
à laquelle appartient un être serait en elle-même une caractéristique
moralement pertinente. Néanmoins, plus qu’une simple opinion, le
spécisme est, tout comme le racisme et le sexisme, un fait culturel
profondément enraciné, qui exige pour être combattu, comme le dit Peter
Singer, un véritable travail de retournement de point de vue.
Lyon, mai 1991
Le Mouvement de libération animale
Introduction
La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ?
ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ?
Jeremy Bentham (1748 - 1832)
Au
cours de ces dernières années, le public a progressivement pris
conscience de l’existence d’une nouvelle cause : celle de la libération
animale. Ce fut d’abord par des articles de journaux, souvent du genre
« ils ne savent plus quoi inventer » ; puis les caméras de télévision
portèrent dans des millions de foyers l’image de marches et de
manifestations dirigées contre l’élevage industriel, contre
l’expérimentation animale ou la chasse au phoque au Canada. Vinrent
enfin les actes illégaux : les slogans couvrant les magasins de
fourrure, et les visites clandestines dans des laboratoires et les
animaux sauvés.
Quelles sont les idées qui inspirent le mouvement de libération
animale ? Vers quoi se dirige-t-il ? C’est à ces question que je tente
de répondre ici.
Il peut être bon de commencer par un peu d’histoire, pour mettre le
mouvement de libération animale en perspective. La prise en compte de
la souffrance des animaux est présente dans la pensée hindoue, et la
compassion est pour le bouddhisme une notion universelle qui s’applique
aussi bien aux animaux qu’aux humains. Mais il n’existe rien de tel
dans nos traditions occidentales. Il y a bien quelques lois dans
l’Ancien Testament qui témoignent d’une certaine préoccupation pour le
bien-être des animaux, mais il n’y a rien du tout dans ce sens dans le
Nouveau Testament, ni dans les courants de pensée principaux qui
représentèrent le christianisme pendant ses premiers dix-huit siècles.
Paul rejeta dédaigneusement l’idée que Dieu eût pu se préoccuper du
bien-être des boeufs, et Augustin interpréta l’histoire biblique des
porcs de Gadarène, selon laquelle Jésus expédia des démons dans un
troupeau de cochons qui se jetèrent alors dans la mer et s’y noyèrent,
comme signifiant que nous n’avons aucun devoir envers les animaux.
Cette interprétation fut admise par Thomas d’Aquin, qui déclara que la
seule objection possible à la cruauté envers les animaux était qu’elle
pouvait favoriser la cruauté envers les humains - car selon lui, il n’y
avait rien de mal en soi
à faire souffrir les animaux. Ceci devint le point de vue officiel de
l’Eglise Catholique Romaine, tant et si bien (ou si mal) que, encore au
milieu du dix-neuvième siècle, le Pape Pie IX refusa d’autoriser la
création d’une société pour la prévention de la cruauté envers les
animaux, parce qu’une telle autorisation eût impliqué que les êtres
humains ont des devoirs envers les créatures inférieures.
Même en Angleterre, dont les habitants ont la réputation d’être fous
des animaux, les premiers efforts pour obtenir une protection légale
pour les membres d’autres espèces que l’espèce humaine datent de moins
de deux siècles. Ils furent accueillis par la dérision. The Times
était à tel point incapable de concevoir que la souffrance des animaux
fût quelque chose à empêcher, qu’il déclara à l’encontre d’une
proposition de loi pour interdire le « sport » de bull-baiting
(activité consistant à faire attaquer et mettre à mort un taureau par
des chiens) : « Est tyrannie tout ce qui interfère avec l’usage privé
et personnel que l’homme fait de son temps et de sa propriété. » Les
animaux, pour cet auguste journal, n’étaient clairement que propriété.
C’était en 1800, et cette proposition de loi fut repoussée. Il fallut
encore vingt ans avant que n’entrât dans la législation britannique le
premier texte s’opposant à la cruauté. La prise en compte, aussi
limitée fût-elle, des intérêts des animaux, représentait un pas en
avant significatif comparé au point de vue selon lequel les frontières
de notre espèce traceraient les frontières de la moralité. Néanmoins,
ce pas en avant était limité, car il ne remettait pas en cause notre
droit de faire des autres espèces tout usage
à notre convenance. Seuls étaient interdits les actes de cruauté -
c’est-à-dire ceux qui font souffrir sans raison, par pur sadisme ou par
indifférence grossière. Les éleveurs qui refusent à leurs cochons la
place qui leur est nécessaire pour se mouvoir ne commettent pas d’acte
cruel, selon ce point de vue, car ils ne font que ce qu’ils estiment
devoir faire pour produire du bacon. De même, les chercheurs qui
empoisonnent cent rats avec un quelconque nouvel aromatisant pour
dentifrice, dans le but d’en déterminer la dose létale, ne sont pas
cruels - ils se soucient seulement de se conformer aux procédures
reconnues pour déterminer l’innocuité des nouveaux produits.
Le mouvement contre la cruauté du siècle dernier était fondé sur le
présupposé que les intérêts des animaux non humains ne méritent
protection que quand aucun intérêt humain sérieux n’est en cause. Dans
cet esprit , les animaux restent très clairement des « créatures
inférieures », et les êtres humains tout-à-fait à part et infiniment
au-dessus de toutes les formes de vie animale. Pour peu qu’il y eût
conflit entre nos intérêts et les leurs, il ne pouvait y avoir de doute
quant à ceux qui devaient céder : dans tous les cas, ce sont les
intérêts des animaux qui étaient sacrifiés.
C’est la remise en question de ce présupposé qui donne son sens et son importance au nouveau mouvement de libération animale.
La thèse de l’égalité animale
Ces
dernières années, un certain nombre de groupes opprimés ont mené des
campagnes vigoureuses pour conquérir l’égalité. L’exemple classique est
le mouvement de libération des Noirs, qui réclame la fin des préjugés
et discriminations qui ont fait des Noirs des citoyens de seconde
catégorie. L’attrait immédiat que ce mouvement a exercé, ainsi que le
succès initial, bien que limité, qu’il eut, en ont fait un modèle pour
d’autres groupes opprimés. On vit alors apparaître les mouvements de
libération des Américains du Nord hispaniques, des homosexuels, et de
diverses autres minorités. Quand un groupe majoritaire - celui des
femmes - se mit en campagne, certains pensèrent qu’on était arrivé à la
fin du chemin. Il a été dit que la discrimination sexuelle était la
dernière forme de discrimination universellement acceptée et
ouvertement pratiquée, y compris dans ces milieux progressistes qui,
longtemps, se sont vantés de leur absence de préjugés à l’encontre des
minorités raciales.
Il vaut mieux toujours se garder de parler de « dernière forme de
discrimination ». S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir des
mouvements de libération, ce devrait être la difficulté qu’il y a à
prendre conscience des préjugés cachés que peuvent receler nos
attitudes envers des groupes particuliers, tant que ces préjugés ne
nous sont pas mis sous les yeux par la force.
Un mouvement de libération implique un élargissement de notre horizon
moral, ainsi qu’une extension, ou une réinterprétation, du principe
moral fondamental d’égalité. Des pratiques antérieurement considérées
comme naturelles et inévitables en viennent alors à apparaître comme
étant le résultat de préjugés injustifiables. Qui peut dire en toute
certitude qu’aucune de ses attitudes et pratiques ne peut être
légitimement remise en question ? Si nous voulons éviter de nous
compter du nombre des oppresseurs, nous devons être prêts à repenser
jusqu’à nos attitudes les plus fondamentales. Nous devons les envisager
du point de vue où sont placés ceux que ces attitudes, et les pratiques
qui en découlent, désavantagent le plus. Si nous sommes capables de cet
inhabituel retournement de point de vue, nous découvrirons peut-être
alors à la base de ces attitudes et pratiques une constante, un
leitmotiv, ayant pour effet systématique de servir les intérêts du même
groupe - en général, il s’agira du groupe auquel nous appartenons
nous-mêmes - aux dépens des intérêts d’un autre. Et ainsi, nous
réaliserons peut-être que se justifie un nouveau mouvement de
libération. Le but des militants de la libération animale est de nous
inciter à opérer ce retournement mental dans le regard que nous portons
sur nos attitudes et pratiques envers un très grand groupe d’êtres :
envers les membres des espèces autres que la nôtre. En d’autres termes,
ces militants réclament que nous étendions aux autres espèces ce même
principe fondamental d’égalité que la plupart d’entre nous acceptons de
voir appliquer à tous les membres de notre espèce.
Une telle extension est-elle vraiment plausible ? Est-il possible de prendre vraiment au sérieux le slogan de La ferme des animaux de George Orwell : « Tous les animaux sont égaux » ?
Il est bon de commencer par examiner la thèse familière selon laquelle
tous les humains sont égaux. Lorsque nous disons que tous les êtres
humains, quels que soit leur race, leur croyance ou leur sexe, sont
égaux, qu’entendons-nous par là ? Ceux qui désirent défendre une
société hiérarchique et inégalitaire ont souvent mis en avant que, quel
que soit le critère retenu, il reste parfaitement faux de dire que tous
les humains sont égaux. Que cela nous plaise ou non, nous devons faire
face au fait que les humains existent dans des tailles et des formes
différentes, viennent avec des capacités morales différentes, des
capacités intellectuelles différentes, des quantités différentes de
sentiments bienveillants et de sensibilité envers les besoins des
autres, des aptitudes différentes à communiquer efficacement, et des
susceptibilités différentes à ressentir le plaisir et la douleur. En
bref, si l’exigence d’égalité devait être basée sur l’égalité de fait
de tous les êtres humains, nous devrions cesser d’exiger l’égalité. Car
cette exigence serait injustifiable.
Fort heureusement, la revendication de l’égalité des êtres humains ne
dépend pas de l’égalité de leur intelligence, capacité morale, force
physique, ou de tout autre fait particulier de ce genre. L’égalité est
une notion morale, et non une simple affirmation de faits. Il n’y a pas
de raison logique qui impose de faire découler d’une différence de fait
dans les capacités que possèdent deux personnes une différence
quelconque dans la quantité de considération que nous devons porter à
la satisfaction de leurs besoins et intérêts. Le principe d’égalité
entre les humains n’est pas l’affirmation d’une hypothétique égalité de
fait ; il est une prescription portant sur la manière dont nous
devrions traiter les humains.
Jeremy Bentham intégra dans son système éthique la base essentielle du
principe d’égalité morale au travers de la formule : « Chacun compte
pour un et nul ne compte pour plus d’un. » En d’autres termes, tous les
intérêts susceptibles d’être affectés par un acte doivent être pris en
compte, quel que soit l’être dont ce sont les intérêts, avec le même
poids que le sont les intérêts semblables de tout autre être.
Il découle de ce principe d’égalité que la préoccupation que nous
devons avoir pour les autres êtres, la disposition que nous devons
avoir à prendre en compte leurs intérêts, ne devraient pas dépendre des
caractéristiques ou aptitudes de ces êtres - bien que les décisions
exactes que cette préoccupation implique que nous devons prendre
puissent, elles, dépendre des caractéristiques des êtres qui en seront
affectés. C’est sur cette base que doit reposer, en dernière analyse,
la réfutation du racisme, tout comme celle du sexisme ; et c’est en
fonction de ce principe que le spécisme doit lui aussi être condamné.
Si le fait pour un humain de posséder un degré d’intelligence plus
élevé qu’un autre ne justifie pas qu’il se serve de cet autre comme
moyen pour ses fins, comment cela pourrait-il justifier qu’un humain
exploite des êtres non humains ?
Beaucoup de philosophes ont proposé comme principe moral fondamental
l’égalité de considération des intérêts, sous une forme ou une autre ;
mais peu d’entre eux ont reconnu que ce principe s’applique aussi bien
aux membres des autres espèces qu’à ceux de la nôtre. Bentham fut parmi
les rares qui virent cela. Dans un passage tourné vers l’avenir, datant
d’une époque où les esclaves noirs étaient encore traités dans les
colonies britanniques à peu près comme nous traitons aujourd’hui les
animaux non humains, Bentham déclara :
Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale obtiendra
ces droits que seule la main de la tyrannie a pu lui refuser. Les
Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien
une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours aux
caprices d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre
de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le
sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes pour abandonner un
être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait-on prendre
pour tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner,
ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien
adultes sont incomparablement plus rationnels, et aussi ont plus de
conversation, qu’un nourrisson d’un jour, d’une semaine ou même d’un
mois. Et s’il en était autrement, qu’est-ce que cela changerait ? La
question n’est pas : « Peuvent-ils raisonner ? », ni : « Peuvent-ils
parler ? », mais : « Peuvent-ils souffrir ? »
Dans ce passage, Bentham désigne comme caractéristique essentielle
devant déterminer si un être a ou non droit à l’égalité de
considération des intérêts, sa capacité à souffrir. Cette capacité -
ou, plus rigoureusement, la capacité à souffrir et/ou à éprouver du
plaisir ou du bonheur - n’est pas une simple caractéristique comme une
autre, comparable à la capacité à parler ou à comprendre les
mathématiques supérieures. Ce que dit Bentham n’est pas que ceux qui
tentent de tracer cette « ligne infranchissable » devant déterminer si
les intérêts d’un être sont à prendre en compte, se sont simplement
trompés de caractéristique. La capacité à souffrir ou à éprouver du
plaisir est une condition nécessaire pour avoir un intérêt quel qu’il
soit au départ, elle est une condition qui doit être remplie faute de
quoi cela n’a aucun sens de parler d’intérêts. Cela n’a aucun sens de
dire qu’il est contraire aux intérêts d’une pierre de recevoir le coup
de pied d’un enfant. Une pierre n’a pas d’intérêts, parce qu’elle ne
peut pas souffrir. Rien de ce que nous pouvons faire ne peut avoir de
conséquence pour son bien-être. Une souris, au contraire, a un intérêt
à ne pas être tourmentée, parce que si on la tourmente, elle souffrira.
Si un être souffre, il ne peut y avoir de justification morale pour
refuser de tenir compte de cette souffrance. Quelle que soit la nature
de l’être qui souffre, le principe d’égalité exige que sa souffrance
soit prise en compte autant qu’une souffrance similaire - pour autant
que des comparaisons grossières soient possibles - de tout autre être.
Dans le cas où un être n’est pas capable de souffrir, ou de ressentir
de la joie ou du bonheur, il n’y a rien à prendre en compte. C’est
pourquoi c’est la sensibilité (pour employer cette expression courte,
mais légèrement inexacte, pour parler de la capacité à souffrir et/ou à
ressentir le plaisir) qui seule est capable de fournir un critère
défendable pour déterminer où doit s’arrêter la prise en compte des
intérêts des autres. Limiter cette prise en compte selon tout autre
critère, comme l’intelligence ou la rationalité, serait la limiter de
façon arbitraire - pourquoi choisir tel critère plutôt qu’un autre,
comme la couleur de la peau ?
Les racistes violent le principe d’égalité en accordant plus de poids
aux intérêts des membres de leur propre race, quand ces intérêts sont
en conflit avec ceux des membres d’une autre race. De même, les
spécistes permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de
l’emporter face à des intérêts supérieurs des membres d’autres espèces.
L’égalité de considération des intérêts
Si
la thèse de l’égalité animale est fondée, quelles en sont les
conséquences ? Cette thèse n’implique pas, bien évidemment, qu’il
faille accorder aux animaux tous les droits que nous estimons devoir
accorder aux humains - par exemple, le droit de vote. La thèse de
l’égalité animale défend l’égalité de considération des intérêts, et
non l’égalité des droits. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement
en pratique ? Il faut ici entrer un peu dans le détail.
Si je gifle vigoureusement un cheval sur son flanc, il sursautera
peut-être, mais on peut supposer que sa douleur sera faible. Sa peau
est assez épaisse pour le protéger d’une simple gifle. Si par contre je
gifle un bébé avec la même force, celui-ci pleurera et sans doute
souffrira, sa peau étant plus sensible. Il s’ensuit qu’il est plus
grave de gifler un bébé qu’un cheval, si les deux gifles sont de même
force. Il doit néanmoins y avoir une façon de frapper un cheval - je ne
sais pas exactement laquelle, peut-être avec un gros bâton - qui lui
occasionnera autant de douleur qu’en occasionne une gifle à un enfant.
C’est là ce que j’entends par « même quantité de douleur » ; et si nous
considérons qu’il est mal d’infliger sans raison valable cette quantité
de douleur à un enfant, alors nous devons, si nous ne sommes pas
spécistes, considérer comme tout aussi mal d’infliger sans raison
valable la même quantité de douleur à un cheval.
Entre les humains et les animaux il y a encore d’autres différences,
qui seront cause d’autres complications. Les humains adultes normaux
ont des capacités mentales qui, dans certaines circonstances, les
amèneront à souffrir plus que ne souffriraient des animaux placés dans
les mêmes circonstances. Si, par exemple, nous décidons d’effectuer des
expériences scientifiques extrêmement douloureuses ou mortelles sur des
adultes humains normaux, kidnappés à cette fin au hasard dans les
jardins publics, alors tout adulte entrant dans un jardin public
ressentirait la peur d’être kidnappé. Cette terreur représenterait une
souffrance supplémentaire s’ajoutant à la douleur de l’expérience.
La même expérience effectuée sur des animaux non humains causerait
moins de souffrance, puisqu’eux ne ressentiraient pas la peur due à
l’anticipation de la capture et de l’expérience à subir. Cela ne justifie pas, bien entendu, le fait lui-même d’effectuer l’expérience sur des animaux, mais implique seulement qu’il existe une raison non spéciste
pour préférer utiliser des animaux plutôt que des adultes humains
normaux, si tant est au départ que l’expérience soit à faire. Il faut
remarquer, néanmoins, que ce même argument nous donne aussi une raison
de préférer, pour faire des expériences, à l’emploi d’humains adultes
normaux l’emploi de nourrissons humains - orphelins, par exemple - ou
d’humains mentalement retardés, puisqu’eux non plus n’auraient aucune
idée de ce qui les attend.
Pour tout ce qui dépend de cet argument, les animaux non humains, les
nourrissons humains et les débiles mentaux humains sont dans la même
catégorie ; et si cet argument nous sert à justifier l’expérimentation
sur des animaux non humains, nous devons nous demander si nous sommes
aussi prêts à permettre l’expérimentation sur des nourrissons humains
et sur des adultes handicapés mentaux. Et si nous distinguons ces
derniers des animaux, sur quelle base pouvons-nous justifier cette
discrimination, si ce n’est par une préférence cynique, et moralement
indéfendable, en faveur des membres de notre propre espèce ?
Il y a de nombreux domaines dans lesquels les aptitudes mentales
supérieures de l’adulte humain normal - ses capacités à anticiper, à se
souvenir de façon plus détaillée, à mieux savoir ce qui se passe, et
ainsi de suite - font une différence. Mais celle-ci ne va pas toujours
dans le sens d’une souffrance plus grande pour l’être humain normal. Il
arrive parfois au contraire que la compréhension limitée qu’ont les
animaux puisse augmenter leur souffrance. Si nous capturons un humain,
par exemple un prisonnier au cours d’une guerre, nous pouvons lui
expliquer qu’il devra subir la capture, la fouille et la détention,
mais qu’il ne lui sera fait aucun mal par ailleurs, et qu’il sera
libéré à la fin des hostilités. Si par contre nous capturons un animal
sauvage, nous ne pouvons pas lui expliquer que nous ne menaçons pas sa
vie. Un animal sauvage ne peut pas distinguer une tentative de le tuer
d’une tentative de le maîtriser et de le détenir ; sa terreur sera donc
aussi grande dans un cas que dans l’autre.
On peut objecter qu’il est impossible de faire des comparaisons entre
les souffrances ressenties par des membres d’espèces différente, et
que, par conséquent, quand il y a conflit entre les intérêts des
animaux et ceux des êtres humains, le principe d’égalité ne peut nous
guider. Il est sans doute effectivement impossible de comparer avec
précision la souffrance de membres d’espèces différentes ; mais la
précision n’est pas essentielle. Même si nous ne devions cesser de
faire souffrir les animaux que dans les cas où il est tout-à-fait
certain que les intérêts des êtres humains n’en seront pas affectés
dans une mesure comparable à celle où sont affectés les intérêts des
animaux, nous serions obligés d’apporter des changements radicaux dans
la façon dont nous les traitons - lesquels changements concerneraient
notre régime alimentaire, les méthodes employées en agriculture, les
procédures expérimentales utilisées dans de nombreux domaines
scientifiques, notre attitude envers la faune sauvage et la chasse, le
piégeage des animaux et le port de la fourrure, ainsi que des domaines
récréatifs comme les cirques, les rodéos et les zoos. Et ainsi serait
évitée une quantité énorme de souffrance.
Est-ce aussi un problème que de tuer ?
Jusqu’à
présent j’ai beaucoup parlé du fait d’infliger de la souffrance aux
animaux, mais je n’ai rien dit concernant le fait de les tuer. Cette
omission est délibérée. L’application du principe d’égalité au fait de
faire souffrir est assez directe, du moins en théorie. La douleur et la
souffrance sont des choses mauvaises, qui doivent être prévenues ou
minimisées quels que soient la race, le sexe ou l’espèce de l’être qui
les ressent. La douleur est d’autant plus mauvaise qu’elle est plus
intense et qu’elle dure plus longtemps, mais une grandeur donnée de
douleur est aussi mauvaise quelle que soit l’espèce.
Alors que des caractéristiques comme la conscience de soi,
l’intelligence, la capacité à entretenir des relations significatives
avec les autres, et ainsi de suite, ne sont pas pertinentes par rapport
à la question de la douleur - puisque la douleur est de la douleur,
quelles que soient les capacités de l’être qui la ressent, dès lors
qu’il possède la capacité à la ressentir -, ces caractéristiques
peuvent au contraire être pertinentes en ce qui concerne le problème de
tuer. Il n’est pas arbitraire de dire que la vie d’un être conscient de
lui-même, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets
d’avenir, de communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus
de valeur que la vie d’un être qui n’a pas ces capacités.
Pour bien saisir la différence qui existe entre la question de la
douleur et celle de tuer, nous pouvons considérer comment nous
choisirions dans des cas concernant des membres de notre propre espèce.
Si nous devions choisir entre sauver la vie, soit d’un être humain
normal, soit d’un être humain handicapé mental,nous choisirions
probablement celle de l’humain normal ; mais si nous devions choisir
entre faire cesser la souffrance, soit d’un humain normal, soit d’un
humain handicapé - si par exemple tous deux souffrent de blessures
superficielles mais douloureuses, sans que nous ayons assez
d’analgésique pour les deux - il est beaucoup moins clair quel devrait
être notre choix. La même conclusion vaut encore quand nous considérons
des êtres appartenant à d’autres espèces. La valeur négative de la
douleur est en elle-même indépendante des autres caractéristiques de
l’être qui ressent cette douleur ; la valeur de la vie, au contraire,
est affectée par ces autres caractéristiques.
Cela signifiera en général que si nous devons choisir entre la vie d’un
être humain et celle d’un autre animal, nous devons choisir de sauver
celle de l’humain ; mais il peut aussi y avoir des cas particuliers où
le contraire sera vrai, quand l’être humain en question ne possède pas
les capacités d’un être humain normal. Une telle position n’est pas
spéciste, bien qu’elle puisse le paraître à première vue.
La préférence pour la vie d’un être humain normal sur celle d’un animal - dans les cas où ce choix se pose
- se fonde surlescaractéristiquesque cet être humain normal possède
réellement, et non sursa simple appartenance à notre espèce. C’est
pourquoi lorsqu’il s’agit des membres de notre espèce qui n’ont pas les
caractéristiques normales d’un être humain, nous ne pouvons plus
affirmer que leurs vies sont toujours à préférer à celles d’autres
animaux. En pratique, néanmoins, la question de savoir exactement quand
il est injustifié de tuer (sans souffrance) un animal est une question
à laquelle il n’est pas nécessaire de répondre précisément. Aussi
longtemps que nous gardons à l’esprit que nous devons respecter la vie
d’un animal autant que nous respectons celle d’un être humain de même
niveau de développement mental, nous ne serons pas loin de la vérité.
Les objectifs du mouvement
Maintenant
que nous avons vu quelle philosophie sous-tend le mouvement de
libération animale, nous pouvons nous tourner vers ses objectifs. Que
tente d’accomplir le mouvement de libération animale ?
On peut en énoncer le but en une seule phrase : mettre fin au
parti-pris spéciste actuel qui empêche que soient pris en compte
sérieusement les intérêts des animaux non humains. Mais par quoi
faut-il commencer ? Ce but est tellement vaste qu’il est nécessaire de
se fixer des objectifs plus précis.
Les organisations traditionnelles de protection des animaux se
concentrent sur la tâche de faire cesser les mauvais traitements envers
ceux d’entre eux qui appartiennent aux espèces avec lesquelles nous
avons le plus facilement des relations. Les chiens, les chats et les
chevaux sont bien placés sur leurs listes, parce que nous avons ces
animaux comme compagnons. Ensuite il y a ceux des animaux sauvages que
nous trouvons particulièrement attirants - les bébés phoques, avec
leurs grands yeux bruns et leurs douces et blanches fourrures, les
mystérieuses baleines et les dauphins joueurs. Les militants de la
libération animale eux aussi, évidemment, sont opposés à la souffrance
et à la mort qu’on impose sans nécessité aux chiens, chats, chevaux,
phoques, baleines et dauphins, comme à tous les autres animaux. Mais
ils ne considèrent pas que l’attirance plus ou moins grande qu’un
animal exerce sur nous ait quoi que ce soit à voir avec le fait qu’il
soit mal de le faire souffrir. A la place, ce qui leur importe est la
gravité de la souffrance, ainsi que le nombre d’animaux impliqués.
Ceci signifie qu’il y a plus de chance de voir le mouvement de
libération animale manifester en défense des rats de laboratoire, ou
des poules élevées en batterie, que pour les chiens ou les chats que
maltraitent leurs propriétaires. Car il y a quelque 45 millions
de rats et de souris consommés chaque année dans les seuls laboratoires
des Etats-Unis ; et dans ce même pays, chaque année, plus de trois milliards
de poulets sont élevés dans des fermes industrielles, tassés dans des
caisses sur des camions, pendus par les pattes à la chaîne d’abattage.
La quantité de souffrance impliquée dans ces formes institutionnalisées
de spécisme domine largement tout le mal fait aux chiens et aux chats
par des propriétaires négligeants ou même cruels.
Les groupes de libération animale s’opposent à toute exploitation des
animaux ; mais leur attention s’est ainsi dirigée principalement vers
l’expérimentation sur les animaux et vers leur utilisation comme
aliments. Nous allons nous pencher un peu plus sur ces deux domaines.
Les animaux outils pour la recherche
Le
spécisme est à l’oeuvre dans la pratique très répandue consistant à
expérimenter sur d’autres espèces pour voir si certaines substances
sont inoffensives pour les humains, ou pour tester la validité de telle
ou telle théorie psychologique sur l’influence des punitions sévères
dans l’apprentissage, ou pour tester divers produits chimiques nouveaux
juste au cas où ils feraient preuve de propriétés intéressantes. Les
gens pensent parfois que toutes ces expériences sont faites dans des
buts médicaux essentiels, et qu’ainsi il en résultera une diminution de
la souffrance totale. Cette croyance est très confortable, mais très
loin de la vérité.
Voici un exemple de test très courant pratiqué par des fabricants de
cosmétiques comme Revlon, Avon et Bristol-Myers avec de nombreuses
substances, lorsqu’ils ont l’intention de s’en servir dans leurs
produits. Ce test est appelé le test de Draize, d’après le nom de son
inventeur. Vous prenez six lapins albinos ; vous saisissez chacun d’eux
fermement d’une main, et de l’autre, vous tirez sur la paupière
inférieure d’un oeil de façon à l’écarter du globe oculaire et à former
ainsi entre les deux une sorte de cuvette. Dans cette cuvette, vous
placez avec une pipette quelques gouttes de n’importe quelle substance
à tester. Enfin, vous tenez les deux paupières fermées pendant une
seconde et vous relâchez. Vous revenez le lendemain pour noter si les
paupières sont tuméfiées, si l’iris est enflammé, si la cornée est
ulcérée et si le lapin est devenu aveugle de cet oeil.
Ce test est un test standard, pratiqué sans anesthésie pour
pratiquement toute substance vendue, dès lors qu’elle risque d’entrer
dans l’oeil de quelqu’un. Parmi les autres tests commerciaux il y a la
DL 50 - « DL » signifie « dose létale » (mortelle), et « 50 » est le
pourcentage des animaux pour lesquels cette dose est mortelle. En
d’autres termes, pour faire un test de DL 50, vous prenez un
échantillon d’animaux - de rats, de souris, de chiens ou d’autres - et
vous leur administrez des quantités de la substance que vous testez,
sous forme concentrée, jusqu’à ce que vous ayez réussi à ce que la
moitié soient morts empoisonnés. Vous avez alors trouvé la dose qui est
létale pour 50 % de votre échantillon. Cette dose, appelée « valeur DL
50 », est censée donner une indication sur la dangerosité que cette
substance peut avoir pour les êtres humains. Mais en plus de la misère
qu’il inflige aux animaux, qui en règle générale deviennent tous
malades, et dont la moitié deviennent tellement malades qu’ils en
meurent, on remarque que ce test est très peu fiable en tant
qu’indication donnée sur la sécurité d’une substance pour les êtres
humains. Il y a trop de variations d’une espèce à l’autre. La
thalidomide, pour ne prendre que cet exemple célèbre, produit des
déformations chez les nouveau-nés humains mais pas chez la plupart des
autres espèces animales.
Ces tests sont des tests de routine dans les laboratoires commerciaux.
Dans les universités, il y a aussi de nombreuses expériences qu’aucune
personne, pour peu qu’elle prenne au sérieux les intérêts des animaux
non humains, ne pourrait considérer comme justifiées. Dans les
départements de psychologie, des expérimentateurs conçoivent des
variations et des répétitions sans fin d’expériences qui déjà à
l’origine n’avaient que peu de valeur. On infligera à des animaux des
chocs électriques comme punition, ou on les élèvera en isolation totale
pour voir jusqu’à quel point cela les rend fous.
Les animaux aliments
Le
contact le plus direct que la plupart des êtres humains, surtout ceux
de sociétés urbaines et industrielles, ont avec des membres d’autres
espèces, a lieu au moment des repas ; nous les mangeons. Par là, nous
les traitons simplement comme des moyens pour nos fins. Nous
considérons leur vie et leur bien-être comme subordonnés à notre goût
pour un plat donné. Et il s’agit bien de goût : ce qui est en cause est
uniquement le plaisir du palais. Il ne peut exister aucune défense
valable de la pratique de l’alimentation carnée qui soit fondée sur la
satisfaction de nos besoins nutritifs, puisqu’il a été établi sans la
moindre ombre d’un doute que nous pourrions couvrir nos besoins en
protéines et autres nutriments nécessaires de façon bien plus efficace
avec un régime qui remplace la chair animale par des produits végétaux
riches en protéines.
Il n’y a pas que le fait de tuer qui soit une indication de ce que nous
sommes prêts à infliger à d’autres espèces dans le but de nous faire
plaisir à nous-mêmes. La souffrance que nous infligeons aux animaux
pendant qu’ils sont encore en vie montre peut-être encore plus
clairement notre spécisme que ne le montre le fait que nous sommes
prêts à les faire mourir. Dans le but de mettre de la viande sur notre
table pour un prix qui soit abordable pour la plupart des gens, notre
société tolère des méthodes de production qui impliquent d’entasser
pendant leur vie entière des êtres sensibles dans des environnements
surpeuplés et inadaptés à leurs besoins. Les animaux sont traités comme
des machines à convertir le fourrage en chair, et toute innovation qui
permette d’augmenter ce « rapport de conversion » est susceptible
d’être employée.
Comme le dit une autorité reconnue en la matière, « la cruauté d’un
acte n’est reconnue que quand cet acte n’est pas rentable ». Les poules
sont donc entassées à trois ou quatre par cage sur 40 x 46 cm, soit
moins que la surface d’une seule page de journal. Le sol de ces cages
est en grillage, pour réduire le coût de nettoyage ; mais ce grillage
est inadapté à leurs pattes. Le sol est incliné, pour que les oeufs se
rassemblent sur un côté, rendant ainsi la récolte plus facile ; mais
cela empêche les poules de se reposer à leur aise. Dans ces conditions,
elles ne sont en mesure de satisfaire aucun de leurs instincts
naturels ; elles ne peuvent ni étendre entièrement leurs ailes, ni
marcher librement, ni se baigner dans la poussière, ni gratter la
terre, ni construire un nid. On a noté que, bien qu’elles n’aient
jamais vécu dans des conditions où elles auraient pu accomplir ces
actes, elles tentent néanmoins en vain de le faire. La frustration qui
résulte de l’impossibilité de satisfaire leurs instincts les amène
souvent à développer ce que les éleveurs appellent des « vices », à
s’entre-tuer à coups de bec. Comme mesure préventive, les éleveurs
coupent le bec aux poussins.
Ce genre de traitement n’est pas réservé uniquement à la volaille. Les
cochons sont maintenant élevés en hangar dans des stalles.
L’intelligence des cochons est comparable à celle des chiens, et il
leur faut un environnement varié et stimulant, sous peine de souffrir
de stress et d’ennui. Quiconque garderait un chien dans les conditions
où sont fréquemment maintenus les cochons tomberait sous le coup de la
loi, mais, parce que l’intérêt que nous avons dans l’exploitation des
cochons est supérieur à celui que nous avons dans l’exploitation des
chiens, nous nous opposons à la cruauté envers les chiens tout en
mangeant le produit de la cruauté envers les cochons.
La libération animale aujourd’hui
Le
mouvement de libération animale a obtenu au cours des quelques
dernières années des victoires sans précédent. Alors qu’il y a peu le
public des pays les plus développés était en majorité inconscient de la
nature de l’élevage intensif moderne, aujourd’hui, en Grande Bretagne,
en Allemagne, dans les pays scandinaves, de larges secteurs de
l’opinion informée sont opposés au confinement des poules pondeuses
dans de petites cages en grillage, et des cochons et des veaux dans des
stalles si petites qu’ils ne peuvent faire un seul pas ni même se
retourner. En Grande Bretagne, un comité d’agriculture de la chambre
des communes a recommandé que les cages pour les poules pondeuses
soient progressivement abandonnées. La Suisse a fait un pas de plus,
allant jusqu’à voter une loi interdisant ces cages à partir de 1992. Un
tribunal d’Allemagne Fédérale a jugé le système de cages contraire à la
législation contre la cruauté du pays - et, bien que le gouvernement
ait trouvé un moyen de rendre ce verdict sans conséquence, l’Etat
ouest-allemand de Hesse a annoncé qu’il suivrait l’exemple suisse et
commencerait à abandonner le système des cages.
C’est peut-être dans le domaine le pire de l’élevage industriel, celui
de la « viande de veau blanche », qu’a eu lieu le pas en avant le plus
important pour les animaux d’élevage britanniques. La façon d’élever
les veaux qui était devenue la norme consistait à les maintenir dans le
noir pendant vingt-deux heures par jour, dans des stalles individuelles
tellement étroites qu’ils n’y pouvaient se retourner. Ils n’avaient
aucune paille sur laquelle se coucher, les éleveurs voulant éviter
qu’en la mâchant ils enlèvent à leur chair sa douce pâleur, et ils
recevaient un régime alimentaire délibérément carencé en fer, de façon
à garder à leur chair cette blancheur qui lui donne tant de valeur sur
le marché des délicatesses pour restaurants de luxe. Une campagne
contre la viande de veau entraîna un boycott de la part d’une grande
partie des consommateurs ; il en résulta que le principal producteur
britannique de viande de veau admit qu’un changement était nécessaire :
il sortit ses veaux de leurs stalles de bois brut de 60 x 150 cm et les
groupa en cases avec suffisamment de place pour se mouvoir et de la
paille pour se coucher.
L’autre domaine majeur de préoccupation du mouvement de libération
animale, en raison du nombre des animaux impliqués et de la quantité de
souffrance en jeu, est l’expérimentation animale. Ici aussi il y a eu
des victoires importantes, bien que, en contraste avec la situation
dans l’élevage industriel, ces victoires aient surtout été remportées
aux Etats-Unis. La première eut lieu en 1976, suite à une campagne
contre le American Museum of Natural History (muséum d’histoire
naturelle américain). Ce muséum fut choisi comme cible parce qu’il
menait une série d’expériences particulièrement futiles, qui
consistaient à mutiler des chats et à examiner quelles conséquences
cela avait pour leur vie sexuelle. En juin 1976, des militants de la
libération animale commencèrent à établir des piquets devant le muséum
pour distribuer des tracts, à écrire des lettres, à faire de la
publicité et à s’attirer des soutiens. Ils continuèrent jusqu’en
décembre 1977, date à laquelle il fut annoncé que les expériences en
question cesseraient d’être financées.
Cette victoire permit sans doute à seulement peut-être une soixantaine
de chats d’échapper à des expériences douloureuses, mais elle a montré
qu’une campagne bien planifiée et bien menée peut empêcher les
chercheurs d’en user selon leur bon plaisir avec des animaux de
laboratoire. Henry Spira, ancien marin de la marine marchande de New
York, ancien militant des droits civiques, mena cette campagne contre
le muséum, et fit de la victoire obtenue un tremplin pour des campagnes
plus importantes. Il anime maintenant deux coalitions de groupes de
défense animale, qui concentrent leurs actions contre le test de Draize
sur les yeux des lapins et contre le test de toxicité DL 50, test
grossier qui date de plus de cinquante ans. Ces deux seuls tests, rien
qu’aux Etats-Unis, plongent dans la détresse et la souffrance plus de
cinq millions d’animaux chaque année.
Déjà ces deux coalitions ont commencé à obtenir la réduction à la fois
du nombre des animaux utilisés, et de l’intensité de leurs souffrances.
Les agences gouvernementales américaines ont réagi aux campagnes contre
le test de Draize en remettant en question certaines des pratiques dont
la cruauté était la plus flagrante. Elles déclarèrent que les
substances connues comme étant des irritants caustiques, telles la
soude, l’ammoniaque et même les produits pour nettoyer les fours,
n’avaient pas besoin d’être à chaque fois retestées sur les yeux de
lapins conscients. Si ce fait peut sembler trop évident pour avoir
besoin d’être spécifié par une agence gouvernementale, cela montre
simplement où en étaient les choses avant cette campagne. Ces agences
ont aussi réduit de moitié ou du tiers le nombre de lapins recommandé
pour les tests de Draize sur les autres produits. Deux des principaux
fabricants, Procter and Gamble et Smith, Kline and French, ont annoncé
des programmes d’amélioration de leurs tests de toxicologie qui
devraient réduire substantiellement la somme de souffrance infligée aux
animaux. Une autre compagnie, Avon, annonça une réduction de 33% du
nombre d’animaux qu’elle utilisait.
Un autre pas en avant récent eut lieu lorsque la FDA (Food and Drug
Administration, administration américaine qui autorise la mise sur le
marché des médicaments) annonça qu’elle n’exigeait pas que soient
effectués les tests de DL 50. D’un coup s’écroula l’excuse principale
qu’avançaient les compagnies développant de nouveaux produits pour
justifier l’emploi de ce test : ils prétendaient que la FDA les
obligeait à le faire avant d’autoriser la mise sur le marché américain
de leurs produits.
D’autres victoires spectaculaires eurent lieu grâce au travail patient
de militants individuels. Par exemple, Alex Pacheco se fit embaucher
dans le laboratoire d’un certain Dr. Edward Taub. Pacheco y découvrit
que le travail de Taub sur des singes impliquait la coupure de
connexions nerveuses dans leurs bras, pour observer dans quelle mesure
ils en récupéraient ensuite l’usage. De plus, les conditions de vie
dans le laboratoire étaient infectes, et lorsque les singes
s’infligeaient eux-mêmes des blessures, ils ne recevaient aucun soin
vétérinaire. Patiemment Pacheco rassembla des preuves, puis il
s’adressa à la police. Taub fut convaincu de cruauté ; c’était la
première fois qu’un chercheur américain se voyait condamné pour ce
délit. La condamnation fut ultérieurement annulée pour des raisons de
forme, relatives à la possibilité d’appliquer la loi de l’Etat dans les
cas où sont en jeu des crédits d’origine fédérale ; mais cela fit
perdre à Taub une importante subvention gouvernementale et l’image
qu’avait l’expérimentation animale auprès du public fut largement
entamée.
Cette image devait encore plus souffrir en 1984/85 lorsque des membres
du Front de Libération des Animaux entrèrent par effraction dans un
laboratoire de recherche sur les blessures de la tête à l’université de
Pennsylvanie, à Philadelphie. Le Dr. Thomas Gennarelli s’y était
spécialisé dans le fait d’infliger à des babouins des blessures à la
tête. Ces militants ne délivrèrent aucun des babouins, mais
rapportèrent plusieurs heures d’enregistrement de vidéos qui avaient
été effectuées par les expérimentateurs eux-mêmes. Quand des extraits
en furent diffusés par les chaînes de télévision nationales, le public
fut horrifié. On pouvait voir les expérimentateurs plaisantant
joyeusement pendant qu’ils manipulaient les babouins avec brutalité, se
moquant d’eux et les traitant de « godiches ». Les enregistrements
démontraient aussi clairement que, contrairement à ce qu’affirmait
Gennarelli, les babouins n’étaient pas anesthésiés correctement au
moment où on leur infligeait les blessures. Après de nombreuses
protestations, un sit-in dans les bureaux du National Institute of
Health, agence gouvernementale qui finançait ces expériences, amena une
victoire spectaculaire : le ministère américain de la santé (United
States Secretary for Health and Human Services) annonça qu’il y avait
des présomptions de « manquements matériels » aux règles qui régissent
l’utilisation des animaux, et le financement du laboratoire fut
suspendu.
L’avenir de la libération animale
Ceux
qui vivent de l’exploitation des animaux sont maintenant sur la
défensive. La communauté des chercheurs est spécialement inquiète.
Beaucoup de laboratoires ont renforcé leurs dispositifs de sécurité,
mais cela coûte cher, et on peut supposer que l’argent ainsi dépensé en
grillages et en salaires de gardiens est autant d’argent en moins pour
la recherche - tel est justement le but recherché par les militants de
la libération animale. Cela coûterait encore plus cher de faire garder
chaque élevage industriel. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui font
des expériences sur les animaux, ou qui les élèvent pour la nourriture,
espèrent que le mouvement de libération animale s’avérera n’avoir été
qu’une mode passagère.
Leur espoir sera sans aucun doute déçu. Le mouvement de libération
animale est là pour durer. Cela fait maintenant plus de dix ans qu’il
se construit progressivement. Il existe maintenant un soutien venant de
larges secteurs de l’opinion publique en faveur de l’idée que nous
avons tort de traiter les animaux comme de simples choses, à notre
disposition pour n’importe quel usage, que ce soit pour notre
divertissement dans la chasse ou comme outils de laboratoire pour
tester tel ou tel nouveau colorant alimentaire.
Mais la question de la direction que prendra le mouvement de libération
animale reste posée. En son sein, certaines formes d’action directe
bénéficient d’un large soutien. Sous la condition qu’aucune violence ne
soit exercée à l’encontre d’un animal quel qu’il soit, humain ou non,
de nombreux militants estiment justifié de libérer des animaux auxquels
des souffrances sont injustement imposées, et de les placer dans de
bons foyers. Ils comparent cela à l’« Underground Railroad », qui
aidait des esclaves noirs dans leur fuite vers la liberté ; il s’agit
là, disent-ils, du seul moyen qui existe pour venir en aide aux
victimes de l’oppression.
Appliqué aux pires des cas d’expérimentations indéfendables, cet
argument est sans aucun doute correct ; mais il y a une autre question
que doit se poser celui qu’intéresse non seulement la libération
immédiate de dix, ou cinquante, ou cent animaux, mais aussi la
perspective d’un changement concernant des millions d’animaux. L’action
directe est-elle efficace en tant que tactique ? Son seul effet
n’est-il pas de polariser le débat et de durcir l’opposition à tout
changement ? Jusqu’à présent, il faut bien admettre que l’action
directe a plus aidé le mouvement qu’elle ne l’a desservi, au travers de
la publicité qu’elle lui a fait, et de la sympathie incontestable du
public pour les animaux libérés. Ceci est en grande partie dû au choix
judicieux des cibles, grâce auquel ces opérations ont pu révéler au
public des expérimentations particulièrement indéfendables.
Je ne pense pas que les actes illégaux soient toujours injustifiés. Il
y a, même dans une démocratie, des circonstances dans lesquelles il est
moralement justifié de contrevenir à la loi ; et la question de la
libération animale fournit de bons exemples de telles circonstances. Si
le processus démocratique ne fonctionne pas correctement, si des
sondages répétés confirment qu’une large majorité de l’opinion publique
s’oppose à de nombreuses sortes d’expériences, mais que le gouvernement
n’entreprend aucune action efficace pour les faire cesser, si le public
est maintenu pour une large part dans l’ignorance de ce qui se produit
dans les élevages et dans les laboratoires ; alors l’action illégale
peut être le seul moyen qui reste pour aider les animaux et pour
obtenir des informations et des preuves sur ce qui se passe.
Ce qui me préoccupe n’est pas la violation de la loi en elle-même ;
c’est plutôt la crainte que la confrontation ne devienne violente, et
qu’elle ne mène à un climat de polarisation rendant impossible l’usage
de la raison, à un climat dont les animaux eux-mêmes finiraient par
être les victimes. La polarisation est peut-être inévitable entre les
militants de la libération animale, d’une part, et les éleveurs
industriels et au moins une partie de ceux qui expérimentent sur
animaux, d’autre part. Par contre, les actions impliquant le public en
général, ou les actions violentes blessant physiquement des personnes,
aboutiraient à une bipolarisation de toute la communauté.
Le mouvement de libération animale se doit de jouer son rôle dans la
prévention de cette vicieuse escalade de la violence. Les militants de
la libération animale doivent se prononcer de façon irrévocable contre
l’emploi de la violence, même quand leurs adversaires l’emploient à
leur encontre. Par violence, j’entends toute action qui cause un
dommage physique direct à un humain ou à un animal ; et j’irai même
au-delà, pour inclure dans ce terme les actes qui causent un mal
psychologique comme la peur ou la terreur. Il est facile de penser que
parce que certains chercheurs font souffrir des animaux, il n’est pas
grave de les faire souffrir eux-mêmes. Cette attitude est erronée. Nous
pouvons bien être convaincus de la brutalité et de l’insensibilité
complète de telle ou telle personne qui maltraite des animaux ; mais
nous nous abaissons à son niveau, et nous nous mettons dans notre tort
si nous lui causons du mal ou si nous menaçons de le faire. Le
mouvement de libération animale est basé entièrement sur la force de
son implication éthique. Il ne doit pas abandonner sa position de
supériorité morale.
Au lieu de s’enfoncer dans le chemin de la violence croissante, le
mouvement de libération animale aura bien plus intérêt à suivre
l’exemple des deux plus grands - et aussi, ce n’est pas un hasard, des
deux plus efficaces - leaders de mouvements de libération des temps
modernes : Gandhi et Martin Luther King. Avec un courage et une
résolution immenses, ils se maintinrent fermement dans leur principe de
non-violence malgré les provocations, et les attaques souvent
violentes, que firent leurs adversaires. Et en fin de compte ils furent
vainqueurs, parce que la justesse de leur cause ne pouvait être niée,
et leur comportement toucha les consciences même de ceux qui les
avaient combattus. La lutte pour l’extension de la sphère de
préoccupation morale aux animaux non humains sera peut-être encore plus
longue et difficile, mais si elle est poursuivie avec la même ténacité
et la même résolution morale, alors elle aussi, on peut en être
certain, sera victorieuse.
P.S.
Traduit de l’anglais par David Olivier
Ce texte résume les thèses que le même auteur expose dans
La Libération animale, éd. Grasset, 1993.
Nouvelle édition française : L’Égalité animale expliquée aux humains, Éd. Tahin Party, 1999.
Éditions Tahin Party,
20 rue Cavenne,
69007 Lyon, Fr.
tahin.party at free.fr.
Site à visiter : http://www.cahiers-antispecistes.org/